Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
littérature héroïque et chevaleresque.

étrangère, les sauts dans l’inconnu, si l’on peut dire, comme les étranges chevauchées de son neveu Geoffroy qui lia partie avec quelques barons de conquérir la Morée et s’en alla faire souche de prince.

Un trait manque encore à la physionomie de Villehardouin, et c’est peut-être le principal. Il y a en lui un sentiment, principe et limite à la fois de l’individualisme, qui le légitime et le contient ; ce sentiment, tout-puissant sur lui, et qui lui sert de règle à juger toutes les actions d’autrui, c’est l’honneur féodal, le respect du pacte et du lien social, qui lient unis le vassal et le suzerain. Par là, les vrais contemporains de Villehardouin, les représentants littéraires de l’état d’âme qu’il exprime dans l’histoire, c’est Garin, ou Bernier. Toute la morale se réduit au principe de l’honneur : tous les devoirs se ramènent aux devoirs réciproques du suzerain et du vassal. Cela sauf, tout est sauf : nul devoir inférieur, nulle obligation de conscience, rien n’autorise à rompre ce lien. Mais que le suzerain manque à son vassal, rien aussi n’oblige le vassal à garder une loi que le suzerain n’a pas gardée : patriotisme, salut public, aucune raison ne compte, et la guerre civile éclate, même devant l’ennemi, à moins que l’intérêt réciproque des deux adversaires n’amène, ou que l’intérêt commun des autres barons n’impose un accommodement.

Cet honneur, à l’occasion, peut faire broncher, comme, d’autres fois, relever ou retenir l’homme. Il apparaît, à lire Villehardouin, qu’un des puissants motifs qui lui font appuyer la politique de Boniface et du doge, c’est qu’il a engagé sa foi aux Vénitiens : ceux-ci, qui s’accommodaient fort pour leur commerce de la présence des Musulmans en Égypte, ne tenaient pas à y conduire des chrétiens. Ils mirent à tel prix leur concours, que l’armée des chrétiens, insolvable, fut à leur discrétion. Villehardouin, négociateur, avec quelques autres, de ce contrat léonin, s’apercevant trop tard du piège, mit son honneur à n’être pas démenti : dût-on ne pas aller en Égypte, dût la croisade avorter, il avait donné sa parole, il fallait que l’armée la dégageât, en payant les Vénitiens.

La chronique de Villehardouin n’est pas une histoire, ce sont des Mémoires : l’homme s’y peint, mais aussi, en regardant l’homme, on connaît le livre. Il nous a raconté clairement, sobrement, fortement les faits auxquels il a pris part depuis qu’on prit la croix, jusqu’à la mort du marquis de Montferrat, en 1207. Il ne s’étend pas : il retranche les détails. Il est bref et va à l’essentiel. S’agit-il d’une bataille, d’un assaut, il dit les forces des deux partis, les ordres de bataille, les dispositions principales, les incidents décisifs. S’agit-il d’un conseil, rarement expose-t-il les discussions qui eurent, lieu. Il lui suffit à l’ordinaire de marquer qu’on a parlé