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la littérature pendant la révolution et l’empire.

qu’il descendit le Mississipi et vit la Floride ; les lambeaux de son journal de voyage, mêlés d’extraits de ses lectures, laissent entendre qu’il parcourut d’immenses espaces.

Rentré en France, il se laissa marier avec une fille riche, qui fut plus tard une bonne et courageuse femme, toute dévouée au grand homme sans illusion et sans effacement : mais d’abord les événements les séparèrent. Le 15 juillet 1792, le chevalier de Chateaubriand crut se devoir à lui-même d’émigrer et de rejoindre l’armée des princes : il servit sans illusion, sans fanatisme, recueillant des impressions de la vie militaire, du service d’avant-postes, de tout le détail extérieur, pittoresque ou poétique de la guerre. Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu’à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. Un peu d’argent qui lui arrive de sa famille, des travaux de librairie, des traductions, des leçons de français qu’il donne (son orgueil s’est refusé à l’avouer) [1], le sauvent, le font vivoter, pendant qu’il compose et fait imprimer son indigeste Essai sur les Révolutions : c’est alors, et pour cet ouvrage qu’il complète son instruction ; il lit les historiens de l’antiquité ; surtout il se nourrit de Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire : il a encore l’esprit du siècle qui finit. La mort de sa mère (1798), celle d’une sœur, le refont chrétien : il n’a pas besoin de raisons pour croire ; il lui suffit que la religion soit un beau, un doux rêve ; elle participera au privilège que tous les rêves de M. de Chateaubriand possèdent, d’être à ses yeux des réalités.

Dès qu’il croit, il se prépare à combattre l’irréligion : il fait commencer à Londres l’impression du Génie du Christianisme. Cependant la Révolution s’apaisait : il rentrait en France, détachait du volumineux manuscrit où s’étaient entassées ses impressions américaines, l’épisode d’Atala (1801) dont le succès était très vif, et publiait en 1802 son Génie, qui semblait donner à la fois un chef-d’œuvre à la langue et une direction à la pensée contemporaine. Autour du grand homme se formait un petit groupe d’amis discrets et dévoués : Fontanes, pur et froid poète, Joubert [2], penseur original et fin, tous les deux utiles conseillers, sans envie et sans flatterie ; et puis ces femmes exquises, dont Chateaubriand humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces « fantômes

  1. Cf. Lebraz, Chateaubriand professeur de français, Revue de Paris, 1907. Au pays d’exil de Chateaubriand, ibid., 1908 ; Dick, le Séjour de Chateaubriand en Suffolk, Revue d’Hist. litt., 1908.
  2. Joubert (1754-1824) fut nommé par son ami Fontanes inspecteur général de l’Université. On a imprimé en 1842 un recueil de ses Pensées et Correspondance ; c’est d’un esprit fin, chercheur, de cet esprit qui empêche un homme de rien créer et qui souvent fatigue le lecteur, parfois aussi l’illumine.