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l’histoire.

l’ « aventure » les tente. Calme et avisé comme il est, Villehardouin n’est pas plus insensible que les autres. Le gain probable met sa prudence en repos ; pour sa conscience, il l’apaise avec des sophismes : après quoi, il se laisse aller à la joie de l’ « aventure ».

Et de là dans la sécheresse de son récit, ces brèves impressions qui y sont comme des points lumineux : c’est Gaza, « la cité fermée de hauts murs et de hautes tours : et vainement eussiez-vous demandé une plus belle, plus forte ni plus riche » : nette et claire silhouette qui se détache comme du fond d’un tableau de primitif. C’est le départ du port de Corfou « la veille de la Pentecôte, qui fut mil deux cent trois ans après l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et là furent toutes les nefs ensemble, et tous les huissiers, et toutes les galères de l’armée, et beaucoup d’autres nefs de marchands qui faisaient route avec eux. Et le jour fut clair et beau : et le vent doux et bon. Et ils laissèrent aller les voiles au vent. — Et bien témoigne Geoffroi le maréchal de Champagne qui cette œuvre dicta, que jamais si belle chose ne fut vue. Et bien semblait flotte qui dût conquérir le monde : car autant que l’œil pouvait voir, on ne voyait que voiles de nefs et de vaisseaux, en sorte que les cœurs des hommes s’en réjouissaient fort. »

C’est, enfin et surtout, l’éblouissement des yeux et de toute l’âme, quand, le 23 juin 1203, veille de saint Jean-Baptiste, nos barons français, de leurs vaisseaux ancrés à San Stefano, « virent tout à plein Constantinople ».

« Or pouvez vous savoir que ceux-là regardèrent fort Constantinople, qui jamais ne l’avaient vue : car ils ne pouvaient croire que si riche ville put être en tout le monde, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close tout autour à la ronde, et ces riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne l’aurait pu croire, s’il ne l’eût de ses yeux vu, et la longueur et la largeur de la ville qui sur toutes les autres était souveraine. Et sachez qu’il n’y eût si hardi à qui la chair ne frémit ; et ce ne fut une merveille ; car jamais si grande affaire ne fut entreprise de nulles gens, depuis que le monde fut créé. »

Ne sent-on pas ici la joie de l’imagination que l’ « aventure » ravit, avec cette excitation particulière qu’y ajoute la vanité d’avoir vu et fait ce qui n’a été vu ni fait de personne ? Il y a ici un accent, une note que ne donnent ni l’intérêt politique, ni la conviction personnelle, ni le simple esprit guerrier : il y a ici du sentiment qui mène Yvain à la fontaine merveilleuse. Et il faut voir, dans tout le récit, de quel intérêt le sage maréchal de Champagne et Romanie suit, avec quel plaisir il relate les « aventures » de quelques-uns de ses compagnons : non les imprudences du champ de bataille, qu’il blâme, mais les pointes hardies en terre