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indices et germes d’un art nouveau.

intense, l’émotion sincère est de mauvais ton. Ne pas se distinguer, voilà la règle suprême. Or individualité, intensité, sincérité, distinction (au sens étymologique, et non au sens mondain), tout cela, c’est où l’on tend ; et, si l’on y arrive, ce sera la défaite, même la fin du « monde ».

Le goût est fixé par des règles traditionnelles, qui sont concertées pour l’expression des idées, pour la facilité de l’analyse, du raisonnement, pour l’acquisition de la connaissance abstraite. Les règles barrent le passage à la sensation, l’excluent de l’œuvre littéraire. Elles ne reçoivent le sentiment, la passion que comme objet d’étude analytique. Elles imposent des formes fixes, rigides, immuables, à la matière dramatique ou poétique, et nul n’a droit de s’affranchir des procédés connus, de renoncer aux moules usés, aux répliques sans fin des mêmes modèles : le monde a adopté les règles et en fait une partie intégrante de ses convenances.

Enfin la langue des livres et des salons est un système délicat de signes aptes à représenter des idées ; elle est indigente de formes figuratives des choses concrètes, vide de propriétés évocatrices des émotions. Elle est exacte, sèche, fine, agile, incolore. Elle est réfractaire à la poésie, tout au plus susceptible d’éloquence. Dès qu’on veut l’employer à représenter des sensations, des passions, plutôt que des idées, des impressions plutôt que des déductions, elle sonne faux ; elle se tend, et craque ; elle se boursoufle, et bâille. Elle ne peut éviter l’emphase. Elle ne sert qu’à l’analyse : ses qualités les plus exquises la rendent impuissante aux synthèses.

Pour que le renouvellement de la littérature s’accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée.

N’avons-nous pas vu Rousseau, en qui est la source du romantisme, pénétrer plus profondément dans les âmes qui vivent hors du monde, comme Mlle Phlipon ? Dans le monde, il faut des âmes d’exception, et de rares passions, pour forcer l’obstacle qu’il oppose : le cas de Mlle de Lespinasse est unique. Lisez la lettre du prince de Ligne que je résumais tout à l’heure ; et vous verrez comment l’habitude des relations mondaines, de la pensée abstraite, du langage élégant et analytique a dégradé l’admirable thème lyrique que la disposition momentanée de son âme lui avait ouvert. Mme du Deffand n’a jamais pu se défaire de sa lucidité cruelle, de son spirituel sang-froid d’intelligence, de son sec, conscient et critique langage. Voltaire est resté d’un bout à l’autre du siècle le grand, l’incomparable poète, le modèle unique et inimitable. Ceux qui méprisent l’homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau : « Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses