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indices et germes d’un art nouveau.

le plus douloureux dont jamais âme humaine ait été torturée. Elle redouble son mal en l’analysant, elle en trouve la formule : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne pouvoir s’en passer. Elle a trouvé le remède aussi : dans l’extrême vieillesse, elle apprend à aimer, à pleurer ; elle guérit l’ennui par la souffrance. Dans la crise salutaire de sa vie, la littérature ne fut pour rien. Profondément indifférente à toutes ces œuvres de l’esprit français qui ne parlaient qu’à son esprit, secouée par instants et réveillée au contact de Shakespeare, elle a le goût incurable cependant : son intelligence n’est ouverte qu’à Voltaire. La vie seule l’a renouvelée et guérie. Elle a senti d’abord le besoin d’être aimée ; puis elle a aimé, d’un amour absurde, ridicule, tourmenté ; toutes les sécheresses de son cœur se sont fondues : jamais elle n’a plus vécu, et plus délicieusement, que depuis qu’elle est hors de la raison, hors de toutes les convenances, depuis qu’elle a ouvert en elle d’intimes sources de tendresse et de douleur.

Il n’y a de salut que dans l’amour, et dans l’amour-passion. Cette conclusion, où Mme  du Deffand n’arrive que péniblement, par une affection sénile, Mlle  de Lespinasse s’y réfugia de bonne heure. Elle ne laissa point dessécher son âme de feu dans les bienséances mondaines, ni dans l’exercice intempérant de l’esprit. « Il n’y a que la passion, disait-elle, qui soit raisonnable. » Et il n’y avait que l’infini qui la satisfit : « Je n’aime rien de ce qui est à demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. » Elle manifesta magnifiquement l’essentiel idéalisme de l’amour, par la disproportion de ses inassouvibles passions aux éphémères ou médiocres objets qui en étaient l’occasion. Quand elle eut perdu M. de Mora, quand elle eut mesuré M. de Guibert, l’univers, l’art, pas même la musique n’offrirent rien à son âme qui la contentât ; elle ne sentit plus de raison de vivre, et elle aima la mort. « J’ai souffert. J’ai haï la vie ; j’ai invoqué la mort ; mais, depuis le bûcheron, elle est sourde aux malheureux ; elle a peur d’être encore repoussée. Oh ! qu’elle vienne ! et je fais serment de ne pas lui donner de dégoût, et de la recevoir au contraire comme une libératrice [1]. » Ne voyons-nous pas se former dans les cœurs et déborder sur les lèvres les sentiments romantiques, le lyrisme éperdu de l’amour ou du désespoir ? L’amour et la mort, c’est le thème que Leopardi, que Musset chanteront : Mlle  de Lespinasse l’a vécu. Les âmes aussi élevées, aussi désespérées sont rares. Mais de tous les côtés nous rencontrons les dispositions enthousiastes ou rêveuses, le bouillonnement sentimental du désir ou de la tristesse, je ne

  1. Lettre du 17 octobre 1775.