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décor, la figuration. De l’Opéra et de la Foire, le souci de la mise en scène, des accessoires exacts et pittoresques, gagne la Comédie Française : les princesses grecques quittent leurs paniers, les héros romains rejettent leurs perruques. Mlle Clairon, qui montre Électre en haillons, fraye la voie à Talma, qui, au début de notre siècle, fera Cinna « laid comme une statue antique ». Regardez les costumes des méchants drames qu’on joue dans les dernières années de l’ancien régime : une curiosité réaliste s’y fait sentir : voyez notamment Préville en menuisier travaillant à son établi [1]. Lisez les indications si précises, si détaillées des drames de Diderot et de Beaumarchais : il y a là des effets tout extérieurs qu’on n’a pas dépassés. Nous ne sommes pas même encore arrivés à cette suppression de l’entr’acte, que Beaumarchais tentait pour la continuité de l’illusion. Comme avec cela l’action se complique, se charge d’incidents, elle se ramasse plus difficilement dans un seul lieu, en un seul jour. Beaucoup d’œuvres sont librement ordonnées selon les nécessités locales du sujet : ainsi le Barbier et le Mariage. Il est impossible que les unités continuent à tyranniser notre théâtre : la mise en scène, la structure des pièces, la curiosité physique des spectateurs réclament des cadres moins étroits. Même la forme du vers est menacée : la comédie, le drame l’abandonnent ; on tente la tragédie en prose. Les sujets se renouvellent : l’histoire de France, les histoires modernes s’emparent de la scène ; et ces sujets ne se contentent pas d’un vague décor sans caractère ; ils amènent infailliblement le pittoresque exact, les essais de restitution historique dans la composition littéraire et dans la représentation théâtrale.

Partout l’éveil des sens se fait sentir dans notre littérature jusque-là tout intellectuelle. Le roman se charge d’impressions, de descriptions du monde extérieur ; il substitue les silhouettes aux types, il indique les formes, les milieux, les fonds. Jean-Jacques fait de la beauté des campagnes, des bois, des cieux, un des objets nécessaires de l’art littéraire. Diderot abat la barrière qui séparait la peinture, l’architecture de la littérature ; il fait des œuvres des artistes une matière d’activité et de plaisir littéraires. Les littérateurs hantent les peintres, les sculpteurs, les architectes ; les uns et les autres font échange de pensées, de goût, d’idéal. [2] Les littérateurs même seront au premier rang dans les vives polémiques auxquelles donneront lieu les Bouffons d’abord, et plus tard la riva-

  1. À consulter : A. Guillemot fils. Costumes de la Comédie-Française, album in-fol., 1884.
  2. Lettre de Voltaire au comte de Caylus sur Bouchardon ; Correspondance de Diderot et de Falconet.