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les romans bretons.

mondaine et facile : de graves chrétiens qui protestèrent et trouvèrent dans la matière celtique même le moyen de protester contre la frivolité des romans de la Table Ronde. Chrétien de Troyes avait commencé de raconter l’histoire de Perceval, qui est bien la plus étrange, invraisemblable, incohérente collection d’aventures qu’on puisse voir : tout y arrive sans raison ou contre raison. Or, un jour, Perceval voyait dans un château un roi blessé, une épée sanglante, et un plat, ou Graal : s’il avait demandé ce qu’étaient l’épée et le plat, le roi blessé était guéri — et nous saurions si Chrétien attachait un sens aux fantastiques images qu’il nous présente. Par malheur, il ne termina pas son Perceval, qui changea de caractère entre les mains des continuateurs.

Le bon Chrétien n’avait pas l’âme mystique, et n’était nullement symboliste. Après lui, au contraire, le sujet prit un caractère mystique et symbolique, qui alla toujours s’accentuant. Est-ce Chrétien qui ne comprenait pas la légende celtique ? Sont-ce les écrivains postérieurs qui y mirent comme une âme chrétienne ? Les éléments du symbole mystique, le roi Pécheur, le roi blessé, la lance, l’épée, le plat, tout cela est certainement celtique : mais quand et par qui ces débris de mythes païens prirent-ils un sens chrétien ? quand se fit la concentration qui les fixa autour de Perceval ? Il est difficile de le savoir, et c’est grande matière à disputes pour les érudits. Toujours est-il que chez les continuateurs de Chrétien l’incompréhensible Graal devient le vaisseau où fut recueilli le sang de Jésus-Christ. Le Graal a été aux mains de Joseph d’Arimathie, qui l’a apporté en Occident. Le roi Pêcheur, qui le garde, est de la race de Joseph, et, comme à Joseph jadis, le Graal apporte la nourriture au roi et à tous ceux qui sont avec lui.

Mais ce monstrueux Perceval auquel quatre ou cinq auteurs ont travaillé, est tout plein, dans ses 63 000 vers, de disparates et de contradictions. Un poète du commencement du xiiie siècle, Robert de Boron, coordonna toute la matière et la réduisit à peu près à l’unité, tout en y mêlant l’histoire de Merlin, fils du diable et serviteur de Dieu ; mais surtout il en développa le sens religieux. Le Graal devenait le plat de la Cène, que Jésus Christ lui-même avait apporté à Joseph d’Arimathie dans la prison où les Juifs le tenaient : commémoratif de l’institution de l’Eucharistie, il était doué de propriétés merveilleuses, comme celles de distinguer les pécheurs : ce Graal, porté en Angleterre, ne pouvait être trouvé que par un chevalier pur de tout péché, et qui accomplirait certaines actions impossibles à tout autre. Ce sera Perceval qui en deviendra le gardien : après sa mort, le Graal remontera au ciel.

Dans l’œuvre de Robert de Boron, dont on possède une partie, et dont l’autre est connue par des remaniements en prose,