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« le mariage de figaro. »

tocratique ; surtout depuis 1763, où Mlle  de Lespinasse emmène Dalembert et les autres philosophes, elle hait la secte encyclopédique. Sa grande amie, la délicieuse duchesse de Choiseul, vit à la cour, et ne fait pas des gens de lettres sa société. Ces femmes, pourtant, sont « philosophes » : elles se passent de Dieu avec sérénité. Le xviiie siècle a créé le type de la femme absolument, paisiblement irréligieuse.

Mme  Geoffrin [1] donne de petits soupers aux duchesses : elle a un dîner pour les artistes, un dîner pour les littérateurs. Ceux-ci avaient parfois d’inquiétantes conversations ; elle y coupait court d’un sec « Voilà qui est bien ». Mais cette bonne bourgeoise, esclave de la mode, s’estimait obligée d’ouvrir son salon à la philosophie : tant la philosophie était puissante alors.

Il y avait plusieurs maisons où elle se trouvait chez elle : chez Mme  d’Épinay [2], chez le baron d’Holbach, qui encourageaient toutes les hardiesses, chez Mme  Necker [3], une bonne et intelligente femme sous son air un peu gourmé d’institutrice protestante, chez Mme  Suard, la dévote de Voltaire. Mais le plus célèbre et le plus influent des salons philosophiques fut celui de Mlle  de Lespinasse [4], l’ancienne lectrice de Mme  du Deffand. Après leur brouille en 1763, elle se retira dans son petit appartement de la rue de Bellechasse, où elle donnait à causer tous les jours. Dalembert, Turgot, Condillac, Condorcet, Suard, le duc de la Rochefoucauld, étaient ses amis particuliers et assidus. Une foule de grands seigneurs, tous les étrangers illustres la visitaient : mais il fallait, pour être accueilli, être homme de progrès, détester le despotisme, adorer l’Angleterre et la liberté.

Dans les salons, cela se conçoit, domine l’influence encyclopédique et voltairienne ; Mme  du Deffand écrit à Voltaire : « Il n’y a que votre esprit qui me satisfasse » ; et Mme  de Choiseul le pense. Elles ne voient dans Rousseau qu’un charlatan et un

  1. Mme  Geoffrin (1699-1777) est une bonne bourgeoise qui, mourant d’envie d’avoir un salon, réussit à capter celui de Mme  de Tencin, dont elle hérita. Correspondance inédite du roi Stan. Aug. Poniatowski et de Mme  Geoffrin, Paris, in-8, 1878.
  2. Mme  de la Live d’Epinay (1726-17S3), femme d’un fermier général, logea Jean-Jacques à l’Ermitage ; Grimm remplaça Rousseau dans son amitié. Elle eut une correspondance suivie avec Galiani quand celui-ci eut, quitté la France.

    À consulter : L. Perey et G. Maugras : la Jeunesse de Mme  d’Epinay ; les dernières années de Mme  d’Épinay, 2 vol. in-8, Paris, 1883.

  3. Suzanne Curchod de Nasse (1739-1794) épousa Necker en 1764. — Mme  Suard, née Panckoucke (1750-1830), eut un salon très fréquenté par les encyclopédistes aux approches de la Révolution.
  4. Mlle  de Lespinasse (1732-1776). Il faut noter le goût de cette âme passionnée pour la musique. — Éditions : Lettres de Mlle  de Lespinasse, éd. Asse, Paris, in-12 ; Lettres inédites de Mlle  de Lespinasse à Dalembert et Condorcet, pub. par Ch. Henry, Paris, Charavay, in-8.