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les tempéraments et les idées.

Mais cette éloquence n’a tant de prise sur les âmes que par ce qu’elle enveloppe et communique d’émotion lyrique. Si la caractéristique du romantisme est d’être lyrique, et si l’essence du lyrisme est l’individualisme, nous voyons du même coup d’où sort le lyrisme de Rousseau, et comment le romantisme y a en quelque sorte sa source. Ce grand orateur, au lieu de chercher dans la raison universelle les matières de son raisonnement, les extrait de son moi le plus intime et le plus singulier : il transpose en arguments, en systèmes toutes les passions, toutes les vibrations de son cœur. Il serait facile de dégager des écrits de Rousseau les thèmes éternels du lyrisme : à l’occasion de sa vie, il agite tous les problèmes de la destinée humaine, il ressent toutes les inquiétudes métaphysiques que les hasards de l’existence font surgir au fond des cœurs. En laïcisant la religion, il laïcise du même coup l’inspiration lyrique, jusque-là presque enfermée chez nous dans la méditation religieuse. Son roman de la Nouvelle Héloïse est tout à fait lyrique de conception et d’exécution. Julie et Saint-Preux, c’est Mme  d’Houdetot et Jean-Jacques ; mais c’est aussi une jeune fille, un jeune homme quelconque, ce sont moins des caractères, que des états d’âme très généraux. « Un jeune homme d’une figure ordinaire, rien de distingué ; seulement une physionomie sensible et intéressante », une jeune fille « blonde ; une physionomie douce, tendre, modeste, enchanteresse », voilà les figures, et voilà les caractères. Et leurs amours se développent en émotions poétiques plutôt qu’en analyses psychologiques : rien de plus édifiant à cet égard que la promenade à la retraite de la Meilleraie [1] ; les impressions des deux amants sur ce lac, parmi ces rochers qui ont été témoins de leur passion maintenant assagie, épuisée, toujours délicieuse, cette joie mêlée d’un sentiment mélancolique de l’irréparable écoulement des choses et de l’être, c’est le thème, et plus que le thème, du Lac de Lamartine. Diderot nous offrait quelques saillies : mais ici dans cette lettre, Rousseau a écrit d’un bout à l’autre l’un des plus émouvants poèmes d’amour que nous ayons en notre langue, le poème des souvenirs et des regrets.

Rousseau, on le sait, fut incurablement romanesque. Mais cette forme romanesque de son âme, c’est un subjectivisme, effréné, qui le rend incapable de s’asservir à aucune réalité, de la regarder de sang-froid pour la rendre telle quelle. Rousseau s’assimile tout le monde extérieur, il voit tout selon son humeur du moment, et il ne cherche pas à saisir l’objet à travers sa sensation : il ne peut présenter que cette sensation même. Il a noté que la nature changeait avec lui, c’est-à-dire que, restant la même, elle lui apparaissait dif-

  1. 4e partie, lettre 17.