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jean-jacques rousseau.

de sa religion ; et cela n’empêche pas qu’en fait, entre la religion de Voltaire et celle de Rousseau, il y a un monde. D’abord, Rousseau, protestant, n’a jamais pu pousser le cri de guerre : Écrasez l’infâme. Le protestant ne saurait être anticlérical absolument, sans réserve, et contre sa propre Église. Chez les catholiques, le dogme étroitement défini, maintenu par une autorité souveraine, oblige celui qui ne croit plus tout à fait selon l’orthodoxie, à devenir ennemi radical et irréconciliable. Le protestant qui cesse de croire peut se chamailler avec quelques ministres, il ne se heurte point au même dogme compact, à la même autorité intraitable : il n’est pas mis hors de son Église ; il fait un parti avancé, il peut faire une nouvelle Église, en restant membre de la grande et multiple Église chrétienne. Nous voyons tous les jours le libre penseur catholique en vouloir à mort aux prêtres et aux dévots catholiques ; le libre penseur protestant, sauf exception, garde le respect de Calvin et des sympathies étroites pour l’Église de Calvin. Rousseau, déiste, en guerre avec les pasteurs, incrédule à la révélation, est tout simplement un protestant libéral.

De là résulte, ensuite, la façon très différente dont Dieu se présente chez Voltaire et chez Rousseau. Pour le premier, Dieu est une idée, produit du raisonnement philosophique, ou suggestion de l’utilité sociale : pour Rousseau, Dieu est. Voltaire démontre Dieu, et Rousseau croit en Dieu. Il n’y a chez les catholiques que les prêtres, qui, cessant de croire, puissent garder le sens religieux : mais, a-t-on dit, tout protestant est prêtre, et Rousseau plus qu’aucun autre. Sa philosophie n’est pas renoncement à la foi, mais élargissement de la foi. En rejetant les dogmes, la révélation, tout l’irrationnel embarrassant et insoutenable des livres saints et des églises, il garde tout le positif, tout le consolant, toute l’essence religieuse du christianisme ; pour lui, pour son âme protestante, le mot de religion naturelle n’est pas le déguisement d’une froide philosophie. Il a la foi ; avec la foi, l’amour, l’espérance. Son Dieu est Providence, et ; comme tel, j’ai dit quel rôle actif Rousseau lui attribuait dans son système. Il n’est pas excessif de dire, avec M. Brunetière, que la philosophie de Jean-Jacques est une philosophie de la Providence. Cela est vrai de lui autant que de Bossuet. Jean-Jacques raisonne tout comme Bossuet, quand de l’inégale répartition des biens et des maux, de l’injustice et du mal qui sont sur terre, il tire la nécessité de l’âme immortelle, et la certitude d’une vie future.

Je reconnais encore le protestant dans la puissance du sens moral chez Jean-Jacques. Il n’y a pas à nier que les nations protestantes ne soient morales : cela ne veut pas dire qu’il y ait plus de vertu chez elles que chez les catholiques ; mais l’autonomie