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les tempéraments et les idées.

qui falsifient chez nous les tempéraments dès l’enfance ; il y a échappé non en lui seulement, mais en ses ascendants : le fond français qu’ils lui ont transmis, c’est celui qui n’avait pas été travaillé encore par la culture classique. Il sera donc libre absolument de tous les préjugés que notre xvie siècle était apte à créer.

En revanche, les dépôts que cent cinquante ans de la vie genevoise auront laissés dans une suite de générations, se retrouveront dans Rousseau ; toute cette lignée de bourgeois de Genève qui se termine à lui, le rendra apte à concevoir la liberté politique, l’activité municipale, un peuple de citoyens égaux exerçant réellement la souveraineté et s’administrant par des magistrats élus. Il en aura conscience lui-même : les théories de son Contrat social seront calquées sur la constitution de Genève, non sur l’état actuel de corruption, mais sur la pureté de l’organisation primitive, ou sur l’idéal plus ou moins représenté par la réalité. Des souvenirs d’antiquité, au hasard de ses lectures, imprégneront ses réminiscences patriotiques, et la bourgeoisie genevoise prendra dans son esprit la couleur des démocraties antiques. Mais, toujours Genevois dans l’âme, il gardera de son origine une indéracinable sympathie pour les petits États, où la vie nationale se réduit aux proportions de la vie municipale. Et son vrai maître de droit politique, autant que Montesquieu, ce sera le professeur de Genève Burlamaqui, qui enseignait la liberté et l’égalité naturelles.

Mais Genève, c’est le calvinisme : il est l’âme de la cité et des citoyens ; la Réforme a été le modificateur essentiel de ce fond français que le premier des Rousseau de Genève transmettait à ses descendants. Jean-Jacques est l’héritier de cent cinquante ans de calvinisme. Il n’importe qu’il se soit fait catholique, qu’il ait été dévot à un moment, qu’il ait cru aux miracles : tout cela est superficiel. Il a l’âme foncièrement protestante. Sa doctrine politique n’exprime pas seulement la république de Genève : elle représente les positions prises par les docteurs de la Réforme contre les théologiens catholiques qui s’appuyaient sur le pouvoir temporel. La réfutation du Contrat social est dans les Avertissements de Bossuet, dans les écrits politiques de Fénelon : c’est que le pasteur Jurieu avait développé la théorie de la souveraineté du peuple, pour légitimer les révoltes des protestants du xvie siècle.

Le protestantisme intime de Jean-Jacques s’affirme surtout dans sa philosophie morale et religieuse. Si elle « sonne » si différente de celle de Voltaire ou de Diderot, c’est uniquement parce que Rousseau vient de l’Église Réformée. Cette différence d’origine diversifie étrangement des doctrines qui, abstraitement, sont à peu près identiques. Voltaire réimprimait dans un de ses catéchismes la profession de foi du Vicaire savoyard : il y reconnaissait l’idée