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le patriarche de ferney.

n’ont pas autant enseigné le mépris de l’autorité, l’interprétation malveillante et sceptique des actes du pouvoir. Personne n’a plus contribué que Voltaire à mettre au cœur des particuliers l’incurable défiance du gouvernement, à leur donner l’esprit de critique et d’opposition quand même. Il n’a pas fait la démocratie révolutionnaire ; il a fait la bourgeoisie ingouvernable. Il n’a pas jeté à bas l’ancien régime, il l’a livré à ceux qui l’ont jeté à bas. Il en a ruiné les défenses, et séché le zèle des défenseurs. Il a été un grand docteur d’individualisme, et il a désagrégé la société.

D’autres ont cru aussi peu à la religion, moins à Dieu : personne n’a été plus foncièrement irréligieux. Il a enseigné à ne pas croire, mais surtout à traiter la croyance comme une sottise, et le croyant comme un imbécile. Son Dieu philosophique était un postulat que son esprit acceptait, et qui n’intéressait pas son cœur[1]. De là son manque de gravité dans la critique religieuse. Il ne saisissait pas le rapport de l’idée métaphysique de Dieu au Dieu réel et sensible des humbles d’esprit, qui ne raisonnent guère, mais qui aiment et qui espèrent.

En fait, sa philosophie est absolument matérialiste ; sa morale, sa politique, son économie politique, tous ses désirs de réformes et d’améliorations sociales sont d’un homme qui borne ses pensées à la vie présente. Aussi est-il le philosophe qui peut-être a le plus fait pour préparer la forme actuelle de la civilisation ; il eût applaudi aux merveilleux progrès de notre siècle utilitaire et pratique, aux inventions de toute sorte qui ont rendu la vie plus facile, plus douce, et plus active, plus intense en même temps. Le code civil, les machines, les chemins de fer, le télégraphe électrique, les grands magasins l’eussent ravi. Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs. C’est là surtout qu’il faut chercher l’action et l’esprit de Voltaire.

Dans le mouvement intellectuel, la trace principale de Voltaire est la diffusion de l’incrédulité du haut en bas de la société française. La noblesse a été ramenée par les événements à la foi. Mais la bourgeoisie dans l’ensemble est restée voltairienne, et le peuple l’est devenu. C’est bien Voltaire qui a tué chez nous la reli-

  1. Il y a pourtant des endroits où son déisme s’est exprimé avec chaleur et gravité. La bouffonnerie de sa critique religieuse s’explique en partie sans doute par son tempérament, en partie aussi par le sentiment qu’il avait de la puissance effective du ridicule, en partie enfin par l’incroyable naïveté des interprètes traditionalistes de l’Écriture (dom Calmet, etc.). Il faut enfin tenir compte du fait que l’Église était encore assez forte pour ne pas laisser place en France à la libre, scientifique et sereine critique : il y a de la crainte et de la colère dans l’acharnement railleur de Voltaire (11e éd.).