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les tempéraments et les idées.

supprime les intermédiaires ; il substitue brusquement la vérité connue à la proposition non démontrée, l’absurdité sensible à la proposition non réfutée ; et il nous laisse le soin de saisir l’équivalence des termes de chaque couple. L’esprit est brusquement heurté par tant d’évidence de vérité ou d’erreur qu’il trouve à la place de l’obscurité qu’il attendait, et il s’égaie de trouver réduites à des jugements de M. de la Palisse les idées où il croyait se casser la tête. Dans les matières moins ardues, c’est toujours par des substitutions d’idées et des suppressions d’intermédiaires, par des réductions imprévues à l’évidence ou à l’absurde, que l’ironie de Voltaire fait son effet.

Pour la même raison, et par le même procédé, Voltaire est un charmant conteur. À lui aboutit toute cette lignée de conteurs facétieux ou satiriques qui depuis les origines de notre littérature ont si alertement traduit les conceptions bourgeoises de la vie et de la morale : Voltaire a élevé à la perfection leurs qualités de malice, de netteté, de rapidité. Il porte dans ses récits le sens qu’il avait de l’action ; il extrait de la confusion des détails le petit fait unique qui contient l’essence de l’acte ou le motif de l’acteur ; et les séries de petits faits s’ordonnent vivement, dessinant avec précision la ligne sinueuse de l’action générale. Ses contes et ses romans sont comme des problèmes de mécanique dont ses descriptions seraient les figures : de la réalité copieuse et substantielle, Voltaire ne tire en quelque sorte que des forces abstraites et des mobiles idéaux. Toujours son intelligence se révèle curieuse avant tout du vrai, du vrai rationnel : il juge toutes les actions de ses personnages ; il ne les a prises même que pour les juger, comme exemplaires de tous les préjugés ou sottises qu’il combat. Ainsi l’ironie enveloppera le récit : il ne sera jamais impersonnel, objectif, et toujours le substitut évident ou absurde remplacera ou complétera l’expression immédiate et simple du fait. La même ironie apparaîtra dans le choix des faits : chacun d’eux est comme une expérience bien combinée qui dégage instantanément le contenu de vérité ou d’erreur qu’une théorie abstraite dissimule. Voilà par où Voltaire est le maître du conte moral ou philosophique : ses chefs-d’œuvre sont construits, dans leur plan et dans leur style, avec une rigueur mathématique ; tout y fait démonstration.

La littérature, à mesure que Voltaire avançait en âge, n’a de plus en plus été pour lui qu’un moyen. Il faut donc nous demander en quoi a consisté son action, quelle est sa part dans l’œuvre de démolition de l’ancien régime, dans la reconstruction de la société moderne.

S’il fallait résumer d’un mot, je dirais que la marque voltairienne, c’est l’irrespect. D’autres ont été plus révolutionnaires que lui : ils