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les tempéraments et les idées.

l’infinité de ses ignorances, et il a témérairement fixé les limites du possible. Il n’a pas eu le grand goût, le sens profond de l’art, de la poésie : il a eu des timidités d’écolier, des répugnances de petite-maîtresse, devant la vraie nature et devant les maîtres qui l’ont rendue. Il n’a cru qu’à la raison : mais il a trop cru que ses habitudes, ses préjugés, ses partis pris étaient la forme universelle, éternelle de la raison.

Mais il a eu pourtant l’intelligence la plus alerte, la plus curieuse : une intelligence toujours en éveil, débrouillarde, lucide, merveilleux filtre d’idées ; personne n’a possédé plus que cet homme-là le don de réduire un gros système à une courte phrase, et de choisir le petit échantillon sur lequel on peut juger d’une vaste doctrine. Il n’a pas eu de grandes vues politiques ; il n’a pas approfondi l’origine des sociétés, la théorie des pouvoirs publics, les principes du droit et des lois. Mais qui sait si son aversion pour de telles recherches est faiblesse ou droiture d’esprit ? Il a pris la société telle quelle, et il a voulu y loger tout le monde le mieux possible. Il y voulait plus de justice, parce que son esprit était choqué d’un manque de justice comme d’un manque de logique. Il avait le sens de la vie matérielle et des affaires, du commode et du pratique : ses idées sur la mise en valeur d’un État par la bonne administration étaient très modernes ; il voulait partout plus d’aisance, plus de bien-être, plus de cette activité qui fait la prospérité de l’État en enrichissant les particuliers. Il méprisait les hommes en masse, le peuple, et il a eu des phrases révoltantes sur ce bétail humain que les propriétaires, les rois, doivent engraisser dans leur propre intérêt : il n’estimait pas l’humanité capable de faire elle-même son bien ; il ne croyait qu’aux réformes venues d’en haut, et le despote bienfaisant était son idéal [1].

Enfin, le don éminent de Voltaire, ce qui enveloppe tout le reste, c’est l’activité. Cette nature complexe, riche de bien et de mal, mêlée de tant de contraires, dispersée en tous sens, a tendu avec une énergie inépuisable vers tous les objets que ses passions ou sa raison lui ont proposés. Elle a aspiré à exercer tous les modes de l’action, comme d’autres ont recherché tous les modes de la

  1. Je crois pouvoir affirmer aujourd’hui que si Voltaire se consentait du despote bienfaisant, c’est qu’il ne voyait pas d’autre possibilité pratique pour la France. Idéalement, il concevait la démocratie comme le gouvernement le plus raisonnable ; il aimait et admirait la liberté anglaise ; il concevait qu’il était juste que les citoyens — au moins toute la classe possédante et éclairée — fussent admis à délibérer de leurs intérêts communs. Il a témoigné de son respect pour l’artisan genevois, instruit, et qui lit : il a souhaité qu’un temps vint où le peuple — c’est-à-dire en exceptant la masse des journaliers — serait en état de lire les meilleurs chapitres de l’Esprit des lois. Dans les « phrases révoltantes » dont je parle, il faut faire la part du tour badin que Voltaire emploie en écrivant aux grands pour leur faire agréer ses idées ; il a cru souvent utile de se moquer des clients qu’il recommandait (11e éd.).