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les tempéraments et les idées.


3. LE CULTE DE VOLTAIRE.


Les écrits imprimés de Voltaire ne nous donnent qu’un des aspects, un des moyens de sa prodigieuse influence : par eux s’exerce sa souveraineté sur le public. Mais il agit aussi par sa correspondance. La dernière édition complète de ses œuvres contient plus de 10 000 lettres, dont les trois quarts appartiennent aux vingt-cinq dernières années de sa vie. Cette vaste correspondance est le chef-d’œuvre de Voltaire ; si l’on veut l’avoir tout entier, et toujours le plus pur et le meilleur, il faut le chercher là, et non ailleurs. C’est un charme de l’entendre causer librement, avec son infatigable curiosité, son universelle intelligence, avec son esprit pétillant, ce don étonnant qu’il a de saisir des rapports inattendus, ingénieux ou cocasses, avec ses passions aussi toujours bouillonnantes et débordantes, qui ne laissent pas un instant refroidir les choses sous sa plume. La correspondance de Voltaire est un des plus immenses répertoires d’idées que jamais homme ait constitués : elle est en cela l’image de son œuvre ; il n’est pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d’activité, qui n’ait fourni matière aux rapides investigations de sa pensée. À chacun de ses correspondants, il parlait des choses de son état, de sa condition, de son ressort.

Or la liste des correspondants de Voltaire, c’est le monde en raccourci. Anglais, Espagnols, Italiens, Suisses, Allemands, Russes, rois, impératrices, ministres, maréchaux, grands seigneurs, magistrats, poètes, mathématiciens, négociants, ministres protestants, prêtres catholiques, cardinaux, femmes du monde, comédiennes : quel est l’échantillon de l’humanité qui manque à la collection ? il n’y manque même pas un pape. En se faisant tout à tous, Voltaire n’oublie pas ses fins essentielles : il fait servir à la propagation de sa doctrine les relations qui flattent sa vanité. Il cajole, caresse, endoctrine, échauffe tous ses correspondants ; il leur inocule la philosophie. Il donne à la France le spectacle de la faveur dont il jouit à l’étranger : il a repris dès 1757 une correspondance amicale avec le roi de Prusse ; à partir de 1763, il échange des lettres avec Catherine II ; il n’importe que les deux souverains se servent un peu de lui en politiques, pour mettre par son moyen l’opinion de leur côté ; le public qui croit voir Voltaire traiter d’égal avec les deux grandes puissances du temps, juge la petitesse du ministère français, qui le tient en exil loin de Paris ; il en prend du mépris pour le gouvernement, et du respect pour la philosophie.

Enfin le défilé incessant des voyageurs qui portent leurs hommages à Ferney, achève de consacrer la gloire et la souveraineté de