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les tempéraments et les idées.

Cette comédie se passait à huis clos ; mais en voici d’autres qui réjouirent dès ce temps-là le public. La satire du Pauvre Diable (1738) distribua impartialement de larges volées de bois vert sur les épaules de tous les ennemis du « vieux Suisse », ennemis philosophiques, poétiques, personnels ; jansénistes, jésuites, parlementaires, comique larmoyant, Gresset, Trublet, Pompignan, Desfontaines, Fréron, Chaumeix : que sais-je ? toute la kyrielle défilait dans un mouvement endiablé et des attitudes drolatiques. C’était encore de la littérature, et de la meilleure : Voltaire se gâtera plus tard, par l’excès d’injure et de violence. Il fit pleuvoir sur la tête de l’honnête Pompignan une grêle de facéties, il l’inonda de ridicule : le crime du pauvre homme était de ne pas aimer la philosophie que Voltaire aimait. Pendant vingt ans, c’est son délassement, sa joie, son remède, de prendre par les oreilles, et de fustiger publiquement ou Pompignan, ou Fréron, ou Nonotte, ou Patouillet. Un coupable lui rappelle les autres ; et sur chaque grief nouveau il repasse toutes ses vieilles rancunes. « En vérité, disait Grimm après lecture des Honnêtetés littéraires, M. de Voltaire est bien bon de se chamailler avec un tas de polissons et de maroufles que personne ne connaît. »

Le pis pour Voltaire, c’est que ces « polissons » et ces « maroufles » n’étaient pas les seuls objets de sa colérique humeur. Elle ne respectait pas les plus vraies gloires du siècle, elle les démolissait à coups d’ironies et d’épigrammes : Voltaire eut la petitesse d’être gêné par la grandeur de Montesquieu. L’écrivain était mort, l’œuvre restait. Voltaire s’y cassa les dents. Un beau jour circulèrent des dialogues « traduits de l’anglais [1] », qui démontraient que l’Esprit des Lois est un « labyrinthe sans fil, un recueil de saillies », un livre plein de fausses citations, où l’auteur prenait « presque toujours son imagination pour sa mémoire ». Une autre fois [2], le pauvre chevalier de Chastellux se voyait élevé au-dessus de Montesquieu ; il fallait que Condorcet agacé avertit charitablement Voltaire du ridicule de cette comparaison, et qu’il y avait des réputations auxquelles on ne pouvait toucher.

Voltaire n’eut pas plus de bonheur avec Buffon. Ses petits mots perfides n’amoindrirent pas l’Histoire naturelle, et il ne parut pas à son avantage quand il entreprit une lutte ouverte : il essaya de contredire une des plus belles hypothèses de Buffon, qui voyait dans les coquillages et les poissons trouvés au haut des Alpes une

  1. L’A, B, C (1768).
  2. Article paru dans le Journal de politique et de littérature, t. II, p. 85-87, 1777 ; Commentaire sur l’Esprit des Lois, 1778. Le chev. de Chastellux avait publié en 1772 un livre de la Félicité publique (2e éd., 1776).