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les tempéraments et les idées.

les chimères d’un économiste ; mais il en prenait occasion d’indiquer l’abus des dîmes, de réclamer la suppression des couvents. Il plaidait pour ses voisins les serfs des chanoines de Saint-Claude (1770). Il appuyait les réformes de Turgot ; il applaudissait au libre commerce des blés. Il sollicitait, obtenait la suppression des douanes qui affamaient son petit pays de Gex (1776).

Voltaire est un journaliste de génie : agir sur l’opinion qui agit sur le pouvoir, dans un pays où le pouvoir est faible et l’opinion forte, c’est tout le système du journalisme contemporain ; et c’est Voltaire qui l’a créé. Il a l’opinion en main ; il en joue, il lui fait rendre tous les effets qu’il veut. Il tient les hommes de son temps par le charme de son esprit, par la surprise aussi ; il tient leur intelligence, leur curiosité toujours en éveil, toujours dans l’attente, de ce qui peut venir du côté de Ferney. Et il en vient toujours du nouveau, toujours de l’imprévu.

Voltaire excelle à mettre en scène ses idées, à les habiller d’un costume qui plaise, qui amuse, qui attire l’attention. C’est le naïf Candide et la tendre Cunégonde, flanqués du docteur Pangloss et du philosophe Martin, qui viennent jeter à bas l’optimisme et la Providence : une série de petits faits, secs, nets, coupants, choisis et présentés avec une terrible sûreté de coup d’œil, anéantissent insensiblement dans l’esprit du lecteur la croyance qui console du mal. Ou bien c’est un Huron que le caprice du patriarche jette au travers de notre société, et qui, se heurtant à nos institutions et à nos mœurs, cahoté, tiraillé, ahuri, baptisé, emprisonné, aimé, trompé, nous insinue l’impression qu’il n’y a pas grand chose chez nous qui aille selon la raison. Un autre jour, le philosophe se souvient qu’il est l’héritier de Racine : il dresse ses tréteaux, habille ses marionnettes, et lance des Grecs, des Guèbres, des Crétois à l’assaut de l’Église et des Parlements ; ou bien il arrange en farce indécente sa critique biblique : Saül et David détruisent l’idée d’une révélation. Mais le théâtre et le roman, ce sont de trop grands genres, des ouvrages de temps et de patience : il faudra bien six jours pour faire Olympie.

Les moyens ordinaires de Voltaire, c’est ce qu’il appelle les rogatons, les petits pâtés, les brochures de quelques pages. Aujourd’hui s’abat sur Paris une Conversation de l’Intendant des menus avec l’abbé Grizel ; demain, un Rescrit de l’empereur de la Chine. Toute sorte de prédicateurs hétéroclites viennent prêcher la bonne doctrine : ce sont les Cinquante d’une grande ville du nord, et le rabbin Akib, et le révérendissime père en Dieu Alexis, archevêque de Novgorod la Grande. Des morts sortent du tombeau : le licencié Dominico Zapata, rôti à Valladodid l’an de grâce 1631, pose aux docteurs de l’Église soixante-sept questions subversives de la foi. Nous assistons