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les tempéraments et les idées.

révolte parfois, ou vous épouvante. Voilà le mécanisme mental de Diderot : spontanéité médiocre, réactions prodigieuses.


2. LES IDÉES DE DIDEROT.


Encyclopédie à part, Diderot n’est guère moins considérable dans le xviiie siècle que Voltaire et Rousseau. Avant Rousseau, et quand Voltaire était encore tout ligotté de préjugés, de vanités, d’ambitions mondaines, Diderot s’était franchement déclaré l’homme de la nature. Et voici ce que la nature était pour lui.

Elle était — elle fut du moins de bonne heure — l’athéisme. Dieu n’est pas dans la nature. Il ne saurait y être, et on n’y a que faire de lui. Le monde est un vaste billard, où une infinité de billes roulent, se croisent, se choquent, formant un inextricable réseau de mouvements nécessaires, qui ne s’épuisent jamais. Mais la morale ? Elle n’en souffrira pas. « Ne pensez-vous pas qu’on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien ? — Je le pense. — Qu’on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ? — Assurément. — Et que, dans un âge plus avancé, l’expérience nous ait convaincus qu’à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu’un coquin [1] ? » Instinct, éducation, expérience : voilà qui suffit pour la morale. Être vertueux pour aller en paradis, c’est prêter à Dieu à la petite semaine ; et le malheur est que le prêteur donne des crocodiles empaillés, non de bonnes espèces ; car la vertu des sacristies, c’est d’aller à la messe, de ne point toucher aux vases sacrés ; l’amour du prochain vient après. La religion, qui punit le sacrilège plus que l’adultère, est immorale ; elle laisse, pour des pratiques, subsister toute la corruption du monde. Elle est source de crimes, fanatisme, guerres, supplices, etc. : c’est acheter trop cher un fondement de la morale, qui ne fonde rien du tout. Dieu existe ou n’existe pas ; s’il existe, il n’existe pas dans la nature ; nous n’avons pas à en tenir compte. Il n’existe pas pour nous ; si nous disons un peu imprudemment qu’il n’existe pas du tout, il n’y a pas grand mal à cela. Si, un beau jour, hors de la vie, nous nous trouvons face à face avec lui, dans son monde, eh bien, Dieu n’est pas assez mauvais diable pour nous en vouloir de l’avoir nié, quand nous n’avions aucune raison de l’affirmer.

La nature, en second lieu, pour Diderot, c’est le contraire de la société. Tous les maux, tous les vices de l’homme, viennent de la

  1. Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***.