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littérature héroïque et chevaleresque.

L’amour aussi, la passion qui consume et dont on meurt, c’est toute la légende de Tristan [1]. Dans un cadre d’étranges fictions, la réalité humaine est fournie par sa mutuelle possession de deux âmes. Les géants ou le dragon que Tristan combat, le bateau sans voile et sans rames dans lequel il se couche, blessé, pour aborder en Irlande où vit la reine, qui seule peut le guérir, cette fantastique broderie ne distrait pas le regard de la passion des deux amants : passion fatale que rien n’explique, qui n’est pas née d’une qualité de l’objet où elle s’adresse, qui ne va pas à la valeur de Tristan, à la beauté d’Yseult, mais à Tristan, mais à Yseult : passion si irraisonnée, si mystérieuse en ses causes, que seul un philtre magique en provoque et figure le foudroyant éclat. Tristan était venu demander la main d’Yseult pour son oncle le roi March, et ramenait la blonde fiancée, quand une funeste erreur leur fait boire à tous deux le philtre que la prudente mère d’Yseult avait préparé pour attacher à jamais le roi March à sa fille. C’en est fait dès lors : plus fort que leurs volontés, plus fort que le devoir, plus fort que la religion, l’amour souverain les lie jusqu’à la mort. Délicieuses sont leurs joies, délicieuses leurs tristesses ; leurs inquiétudes cruelles, leurs amers remords, leur sont des voluptés, quand ils luttent de ruse contre les soupçons du roi ou l’espionnage des curieux, et quand, chassés ensemble, ils vivent dans la forêt, où le roi March les trouve dormant côte à côte, l’épée entre eux. Mais le roi reprend sa femme, et Tristan s’en va errant aux pays lointains : les années passent, il aime encore, mais il doute, il se croit dupe et trahi, il se laisse persuader d’épouser une autre femme : le cœur tout navré de doux souvenirs, il prend comme une image de la bien-aimée une Yseult comme elle, et blonde comme elle. Faible remède d’un mal qui n’en a point : près de l’Yseult Bretonne, il songe à l’autre Yseult, qui est outre-mer en Cornouailles. Blessé, se sentant mourir, il envoie un ami la chercher : si elle veut venir, l’ami dressera une voile blanche sur son vaisseau ; sinon, il le garnira de voiles noires. Mais comme Tristan s’agite, impatient, sur son lit et demande si l’on aperçoit le vaisseau qu’il attend, sa femme, torturée de jalousie, lui annonce un navire aux noires voiles : et il meurt, au moment où débarque la seule, la toujours aimée Yseult, qui se précipite et prie pour lui :

  1. Édition : Le roman de Tristan par Thomas, p. p. J. Bédier, 2 vol., 1902-1905 (Anc. textes) ; Le roman de Tristan, par Béroul, p. p. E. Muret. 1 vol. 1903 (Anc. textes) ; Lex deux poèmes de la Folie Tristan, p. p. J. Bédier. 1 vol., 1907 (Anc. textes) ; Fr. Michel. Poèmes français et anglo-normands sur Tristan, 2 vol. Londres, 1835-39. — À consulter : Bossert, Tristan et Yseult, 1865, in-8. Bédier, Le roman de Tristan et Yseult, 1900.