Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/754

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
732
les tempéraments et les idées.

le ridicule qui s’attache aux violences impuissantes ; ils décuplèrent la puissance des œuvres qu’ils faisaient brûler au pied du grand escalier de leur palais. Il y avait aussi les ministres et le roi : des lettres de cachet envoyaient à la Bastille, à Vincennes, au For-l’Évêque, Voltaire, Diderot, Marmontel, Morellet, Beaumarchais : douces et commodes prisons qui donnaient à peu de frais la gloire du martyre ! L’autorité se détruisait par ses inconséquences : on cajolait aujourd’hui celui qu’hier on emprisonnait.

Enfin toutes les forces qui devaient concourir à la défense de l’ordre religieux et politique étaient divisées : les Jansénistes tiraient sur les Jésuites, le Parlement faisait échec à la royauté ; dans ces discordes, il était rare que les philosophes n’eussent pas quelqu’un avec eux. Voltaire avait la joie de voir des Actes du clergé, qui le prenaient à partie, brûlés par arrêt du Parlement (1764) : ces actes choquaient aussi le jansénisme de nos magistrats. Choiseul flattait les philosophes en s’appuyant sur les Parlements, et liguait pour un moment l’irréligion rationaliste avec le fanatisme janséniste contre les jésuites. Un peu plus tard, les Parlements trouvaient Voltaire contre eux du côté du ministère. Nombre de prélats grands seigneurs se désintéressaient de la défense de l’Église, coquetaient avec ses ennemis, dont l’esprit amusait leur esprit, tandis que d’autres ne songeaient qu’à jouir de la liberté du siècle. Souvent, d’autre part, les intentions oppressives du pouvoir civil étaient neutralisées par la politesse des agents, qui semblaient s’excuser de faire leur devoir par la façon dont ils le faisaient : des lieutenants de police, des commis de ministère, des censeurs royaux, des intendants, des avocats généraux, des conseillers de Parlement étaient gagnés aux idées des philosophes, se faisaient protecteurs de leurs personnes, atténuaient le danger de leurs publications. Un Malesherbes à la direction de la librairie, c’était la liberté de la presse[1].

Autour des organes officiels et des corps constitués, une foule d’individus faisaient la guerre de partisans : en général, ils déployèrent plus d’animosité que de talent. D’inoffensifs savants, Larcher, Foncemagne, Guénée, purent avoir raison sur des points particuliers, sans avoir d’influence sur le mouvement général des esprits. Desfontaines, dans ses Observations, Fréron, dans son Année littéraire, s’accrochèrent presque au seul Voltaire, y usèrent ce qu’ils avaient d’esprit, de sens, d’honnêteté même, sans autre résultat que de l’amener à s’avilir un peu dans des polémiques injurieuses. Le Président Hénault, homme de confiance de la dévote reine,

  1. À consulter : Brunetière, Études critiques, t. II ; les Correspondances et les Mémoires du temps ; Mémoires de Marmontel, Correspondance de Voltaire, etc.