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les tempéraments et les idées.

Bordeaux des recherches sur la cause de l’écho, et sur l’usage des glandes rénales. Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l’importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l’absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence, par l’esprit et les principes des sciences physiques et qu’une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique. Qu’on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l’auteur. Il veut dégoûter les grands et les hommes d’État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ? Par la raison que leurs crimes, leurs injustices, le mal qu’ils justifient par l’utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l’action toute-puissante de causes éternelles. Ce qui arrive est « l’effet d’une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle ». Il n’y a pas d’individu qui puisse contrepeser cette force énorme. À quoi bon dès lors s’agiter ? Agissons, puisqu’il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu’il ne servirait à rien de les violer. La théorie développée dans ce curieux opuscule a laissé des traces dans l’Esprit des Lois, mais des traces éparses et confuses, recouvertes sans cesse par un système différent, dont le fond est cette idée chère à Montesquieu que de la construction de la machine législative dépend la destinée des peuples, et qu’un rouage ôté ou placé à propos sauve ou perd tout : or qu’y a-t-il de plus contraire au fatalisme politique que la superstition sociologique, la foi aux artifices constitutionnels [1] ?

Au même moment appartient un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempéraments des individus et des peuples. Il compose avec infiniment de sagacité et d’originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les humeurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat. Le climat ne peut influer sur les âmes que s’il influe d’abord sur les corps, et si les corps trans-

  1. La conciliation de cette contradiction est sans doute que l’individu, roi ou ministre, ne peut rien dans le moment présent contre la force des causes historiques et physiques, mais que le législateur, individu ou corps, peut introduire dans le jeu des causes, par les lois, certains facteurs qui à la longue modifieront les conditions de la vie et par suite l’esprit d’une société (11e éd.).