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montesquieu.

fond que dans ce chapitre VI, où il nous explique le jeu de la politique extérieure des Romains.

Bossuet n’avait presque rien dit de la décadence de l’empire romain : ici Montesquieu marche seul ; et c’est une partie très neuve, très étudiée, et très originale. La grandeur de l’État romain qui a pour effet de substituer les guerres civiles aux dissensions du Forum, les guerres lointaines où périt le patriotisme du soldat, l’extension du droit de cité à toutes les nations, le luxe qui corrompt les mœurs, les proscriptions, qui, depuis Sylla jusqu’à Auguste, brisent par la peur le ressort des âmes et les dressent à la servitude, la suite des mauvais empereurs, le partage de l’empire, la destruction de l’empire d’Occident par les invasions barbares, et la lente agonie de l’empire d’Orient, voilà les principales étapes de la décadence du peuple romain.

Le livre de Montesquieu est loin d’être complet et sans défauts. D’abord la critique y est insuffisante. Montesquieu accepte les dires des historiens anciens ; il ne contrôle pas leurs assertions ; il ne s’embarrasse pas de leurs contradictions. Il ne se doute même pas des conjectures de Saint-Évremond ; il ne soupçonne pas la possibilité de la tâche que s’est donnée en ce moment même un érudit de Hollande : quatre ans après les Considérations, paraîtra la Dissertation de Beaufort sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. Montesquieu raisonne sur Numa aussi intrépidement que sur Auguste. Il ne fait commencer sa tâche qu’à l’interprétation des textes. Il les commente en juriste, qui n’a pas à les infirmer, à les corriger, à les rectifier ; il les tient pour établis, authentiques, véridiques ; il se borne à en définir le sens et marquer les conséquences.

On pourrait signaler aussi de graves lacunes dans l’ouvrage de Montesquieu : l’absence complète de l’étude financière et économique, l’oubli constant de la religion romaine. Or les Romains étaient à la fois le plus pratique, le plus intéressé des peuples, et le plus religieux. Pour ne parler que de la religion, la Cité antique a fait éclater l’insuffisance de l’œuvre de Montesquieu.

C’est encore un défaut des Considérations — et une fâcheuse tendance du génie de l’auteur — que cet amour des généralisations qui conduit à ériger témérairement en lois des phénomènes aperçus une fois dans l’histoire. Ainsi Montesquieu pose ces étranges maximes : qu’un État déchiré par la guerre civile menace la liberté des autres ; et qu’il se forme toujours de grands hommes dans les guerres civiles. Vérités de fait et d’occasion, mais non pas constantes et universelles, ni surtout nécessaires : les propositions contradictoires sont aussi vraies et aussi souvent vérifiées.

Jamais Montesquieu n’a su composer : sa pensée procède par