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littérature héroïque et chevaleresque.

l’avenir, hommes doués d’une science ou d’une puissance surnaturelles, qui commandent aux éléments et savent tous les mystères, animaux plus savants et plus puissants que les hommes, chaudrons, lances, arbres, fontaines magiques, et longs écheveaux d’aventures et d’entreprises impossibles à quiconque n’est pas prédestiné pour les accomplir, servi par les êtres ou maître des objets prédestinés à en assurer l’accomplissement. Le miracle est en permanence dans l’incessant écoulement d’une fantasmagorique phénoménalité, où l’individualité, la personnalité se fondent : partout, et en nous, à notre insu, opèrent des forces cachées, qui nous font sentir et vouloir ; les âmes se promènent à travers les formes multiples et hétérogènes du monde apparent. Un sens profond du mystère et de la vie universelle, une large sympathie qui attache l’homme à tout ce qui est, et qui fait dégager des animaux, des arbres, de toute la nature l’intime frémissement d’une sensibilité humaine, l’inquiétude irréparable de l’au-delà, l’âpre curiosité du monde inconnu, effrayant et attirant, qui reçoit les fugitifs du monde des vivants, imprègnent toute cette poésie, et lui prêtent un inoubliable accent[1].

Le christianisme a passé là-dessus sans atteindre le principe de ce mysticisme naturaliste : il dut s’y adapter en adoptant les mythes qui en étaient sortis. Étrangère à la conception juridique et politique du christianisme romain, l’Église celtique laissa l’âme de la race façonner une religion nationale à son image. Tout le matériel et tout le personnel des vieilles légendes subsista, dûment consacré et baptisé au nom de Jésus-Christ : le pays des morts fut le purgatoire de saint Patrice ; mais l’esprit chrétien ne pénétra pas profondément : tout ce monde merveilleux garda l’intégrité de son âme celtique.

Les désastres et les misères qui assaillirent les Bretons, l’invasion étrangère, les guerres séculaires, qui lentement les dépossédaient de leur antique héritage, avaient plutôt excité que brisé l’activité poétique de la race. Cantonnés les uns dans un coin de la grande île, les autres réfugiés dans la presqu’île armoricaine, ils s’attachaient à leurs traditions comme au plus saint titre de leur imprescriptible droit, comme au plus sûr gage de leur inévitable triomphe. Ils aimaient à écouter leurs conteurs qui en conservaient et accroissaient le précieux dépôt. Un charme puissant, une efficace consolation émanaient pour eux de ces récits, où la prose parlée alternait avec les vers chantés, qu’accompagnait le

  1. Cf. Renan, Essai sur la poésie des races celtiques. D’Arbois de Jubainville, Littérature celtique, t. I – IX (les tomes III – V sont dus à M. Lot et contiennent une traduction des Mabinogion), Paris, 1883 – 1900. (Cf. Lot, dans la Romania, t. XXIV et XXV.)