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la jeunesse de voltaire.

Angleterre. En 1734, des exemplaires français des Lettres pénétraient dans Paris : le libraire était mis à la Bastille, et Voltaire, contre qui un ordre d’arrestation avait été lancé, se sauvait en Lorraine, d’où il revenait au bout d’un mois, avec une permission tacite du ministère, s’installer à Cirey, chez Mme du Châtelet.


2. VOLTAIRE À CIREY ET À LA COUR.


À Cirey, assez près de Paris pour participer à la vie du siècle, de la frontière pour être en sûreté à la moindre alerte, sous la garde despotique et prudente de la belle Émilie, Voltaire va résider pendant dix pleines années, et faire l’apprentissage de la vie qu’il mènera plus tard à Ferney : il va apprendre à se passer du monde, et à agir sur lui de loin.

Nous avons un témoin de l’existence qu’on menait à Cirey : cette « caillette » de Mme de Graffigny, une femme de lettres assez malchanceuse, y séjourna quelque temps en 1738. Elle inventorie minutieusement l’intérieur de Voltaire, le luxe de sa chambre, ses porcelaines, ses tableaux, ses pendules, ses livres, ses machines de physique, l’élégance somptueuse de ses habits, sa vaisselle d’argent, le cérémonial superbe de sa table. Tous les soirs, à neuf heures, le souper, que la causerie prolonge jusqu’à minuit : Voltaire y est étincelant. Cirey a un théâtre : on y joue de tout, depuis les marionnettes où « la femme de Polichinelle fait mourir son mari en chantant Fagnana ! fagnana ! » jusqu’aux grandes comédies et tragédies. Tous les habitants du château sont requis de jouer : la fille de Mme du Châtelet, âgée de douze ans, a des rôles ; à peine arrivée, Mme de Graffigny en reçoit un. « En vingt-quatre heures on a joué et répété 33 actes, tragédies, opéras, comédies. » Un autre régal, c’est quand Voltaire lit ce qu’il compose : des morceaux du Siècle de Louis XIV, Mérope, des épitres, des Discours sur l’homme. Il est « furieusement auteur » : il ne supporte pas la critique, et démolit tous ses rivaux.

C’est le caractère le plus mobile et le plus extraordinaire qu’il y ait : sensible, brusque, plein d’humeur, boudant toute une soirée pour un verre de vin du Rhin que Mme du Châtelet l’a empêché de boire parce que ce vin lui fait mal, se querellant sans cesse avec elle, déjà malade éternel, se droguant à sa fantaisie, se gorgeant de café, mourant et, l’instant d’après, vif et gaillard si un rien l’a mis en train : avec cela, travailleur acharné, infatigable. Mme du Châtelet travaille de son côté. Elle aime les sciences, la physique, la philosophie : elle a un laboratoire, fait des expé-