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un retardataire : saint-simon.

œuvre volumineuse qui embrasse les vingt dernières années de Louis XIV, avec toute sorte de digressions sur les parties antérieures du règne, et l’époque de la Régence.

Saint-Simon pensa de bonne heure à être l’historien de son temps : à l’armée, à la cour, il a ramassé curieusement la plus ample information. Il a tâché de voir, ou de se faire instruire par ceux qui avaient vu. Il interrogeait sans cesse, âprement, avec une insistance de juge d’instruction, femmes, ministres, généraux, courtisans, diplomates, médecins, et même valets de chambre : de chacun il tirait une bribe du présent ou du passé. Il ne les lâchait que vidés. Il a donc eu d’abondants matériaux. Mais il n’en a pas fait la critique : il n’avait ni l’âme ni la méthode d’un savant. Il n’a pas contrôlé suffisamment les témoignages ; il a négligé les documents écrits qui auraient ruiné bien des on-dit qu’il a enregistrés ; il a cru à tout ce qui flattait son désir ou son aversion. Ses Mémoires fourmillent d’inexactitudes, d’erreurs, de mensonges même, de ces mensonges passionnés qui échappent aux honnêtes gens de petit esprit ; ils ne doivent être consultés qu’avec bien des précautions comme document historique.

Le marquis d’Argenson définissait notre duc et pair « un petit dévot sans génie et plein d’amour-propre ». Mettons à part le génie littéraire que d’Argenson ne pouvait soupçonner : la vie et les écrits de l’homme démontrent la justesse de ce jugement.

Saint-Simon est un très honnête homme, et très pieux, d’une ferveur qui le conduisait chaque année faire une retraite à la Trappe. Cependant il a la piété large et tolérante : ami des jansénistes, il ne s’engage pas dans la secte. Fidèle catholique, il n’a pas la haine du protestant, et condamne la Révocation de l’Édit de Nantes. Il a en horreur les querelles ecclésiastiques, les tracasseries, les persécutions. Cette façon d’entendre la religion est ce qu’il y a de plus intelligent en lui. Car il a du reste l’esprit médiocre, étréci, déformé par un amour-propre aussi mesquin que violent. Ce grand seigneur dont la noblesse était mince, est l’homme d’une idée : il est duc et pair. Tout l’univers se subordonne pour lui à la grandeur des ducs et pairs. C’est le principe de ses idées politiques, par lesquelles il se rapproche de Fénelon. Il hait Louis XIV et « ce long règne de vile bourgeoisie », il hait Richelieu et Mazarin, tous les ouvriers de la monarchie absolue. Il veut relever la noblesse : il fait un rêve féodal, il remonte jusqu’à Philippe le Bel, au temps où il s’imagine voir les « fiers légistes » aux pieds des nobles pairs qui composent le Parlement, la cour du roi. Voilà où il voudrait revenir. Comme au reste il est honnête homme, il serait patriote, ami du bien public, pitoyable au menu peuple : du moment que les petites gens se connaîtraient