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le roman.

exquis. Plus violente est, dans la Vie de Marianne, la peinture de la boutique de Mme  Dutour. Mme  Dutour, bruyante, indiscrète, sans tact, colère, foncièrement bonne et serviable, est un type populaire merveilleusement attrapé : sa dispute avec le fiacre est d’une intensité brutale, d’une vérité canaille qui n’ont pas été dépassées. Le réalisme de Marivaux est bien plus objectif que celui de Lesage : la satire s’y enveloppe jusqu’à disparaître dans l’expression impersonnelle.

Mais, tel que Marivaux nous est apparu dans son théâtre, il est aisé de deviner que la peinture des mœurs et des milieux ne l’occupera pas seule dans ses romans. Ce sont en effet des pièces d’analyse psychologique, des études de mécanisme mental d’une infinie délicatesse, où la minutie des relevés aboutit parfois, surtout dans la Vie de Marianne, à une prolixité fatigante. Pour se donner carrière avec vraisemblance, Marivaux a adopté la forme de l’autobiographie. Jacob est plus simple, aussi s’analyse-t-il moins : mais Marianne, dans sa petite personne, est infiniment compliquée. Elle nous explique par le menu, délicieusement, ce qu’il y a de rouerie native dans l’innocence d’une ingénue, et ce qui, dans une bonne nature, peut s’épanouir de férocité coquette : lisez la scène de la première messe où Marianne, en toilette, fixe l’admiration des hommes et la jalousie des femmes. Comme elle lit en elle-même, Marianne est fine à déchiffrer les autres : elle fait des portraits, qui feraient honneur à un psychologue ; il y a bien du cailletage féminin dans l’abondance de son développement, mais bien de la précision fine sous le cailletage. Marivaux, qui n’aime pas les dévots, démonte leurs manèges d’une main impitoyable : tout le patelinage de M. de Climal, ses ruses pour venir à bout de Marianne, ses précautions pour assurer et son honneur et sa conscience, tout cela est peint de main de maître. C’est peut-être depuis Tartufe le seul hypocrite qu’on ait réussi à mettre debout. Dans le Paysan parvenu, rien de plus, comiquement humain que la façon dont l’affection pour un beau garçon s’insinue chez une vieille fille dévote.

Le roman de Marivaux, dans ces analyses, reste toujours plus près de la réalité que son théâtre. Sans doute, la liberté des mœurs du xviiie siècle ne s’y représente pas expressément, et Marivaux — c’est du reste à son honneur — ne tient pas lieu de Crébillon fils ou de Laclos [1]. Cependant l’immoralité foncière du temps

  1. Contes dialogués de Crébillon fils, Paris, Quantin, in-8, 1879 ; Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, fils du poète tragique (1707-1777). — Choderlos de Laclos (1741-1803), les Liaisons dangereuses, 4 vol. in-12, 1782. — À consulter : F. Caussy, Laclos, 1905. — Crébillon fils et Laclos sont deux hommes de talent. Les Liaisons dangereuses sont un chef-d’œuvre d’analyse (11e éd.).