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le roman.

sauf le nom, que ce soit le même homme qui est dans la caverne des voleurs et dans le palais d’Olivarès : aucune nécessité psychologique ne lie les diverses aventures du personnage. Comme on peut en retrancher, on pourrait en ajouter indéfiniment.

La grande affaire de Lesage est de peindre les mœurs : son roman est une galerie de tableaux, souvent charmants et vrais. Son originalité est de noter toutes les choses extérieures par lesquelles les hommes se révèlent ; ce sont d’abord leurs actes, et leurs paroles, puis leur geste, leur physionomie, toute leur apparence physique, puis leurs habits et leur train de maison, leur logement, leurs meubles, leurs repas ; c’est leur profession : Lesage, avant Diderot, n’oublie jamais de faire entrer la condition dans la composition du caractère. En un mot, Lesage est un réaliste, un des grands artistes que nous ayons en ce genre. Il est exquis de vérité pittoresque, en peignant le dîner d’un chanoine ou la figure d’une duègne. Il pousse plus avant dans la voie indiquée par La Bruyère : il recule les réalités intérieures et intelligibles, et il amène en pleine lumière les réalités sensibles. De là la médiocre profondeur de son observation psychologique : le réaliste qui s’attache à garder aux choses extérieures tous les accidents de leur individualité, est forcé de se tenir aux vérités moyennes de la vie de l’âme. Pour que ses peintures soient comprises, il faut qu’il soutienne la particularité physique par la généralité morale. Il se contente d’utiliser les vérités acquises, et qui sont du domaine commun.

Au réalisme de Lesage se rattache encore la médiocre élévation de son œuvre : il se dégage du livre une philosophie expérimentale, qui intéresse l’égoïsme dans la moralité, une sagesse terre à terre, d’autant plus vulgaire qu’elle est moins amère et plus riante. Lesage n’est pas de ceux que la vision du réel oppresse. Il voit nombre de coquins, de fripons, de demi-coquins surtout et de fripons mitigés, parmi lesquels surnagent quelques honnêtes gens : il voit partout des instincts brutaux ou des vices raffinés, l’intérêt et le plaisir se disputant le monde, et ne laissant guère de place au désintéressement et à la vertu. Il sait de quoi est fait ce qu’on appelle dans le monde un honnête homme, et il ne compose pas le sien d’éléments bien délicats. Et ainsi, jusque dans la conception morale que semble exprimer la dernière partie du roman, Lesage ne dépasse pas le possible et le réel : on ne saurait dire que Gil Blas soit un idéal ; il arrive à être à peu près la moyenne d’un honnête homme, après avoir été un peu au-dessous.

Une chose qu’il faut louer presque sans réserve chez Lesage, c’est le style, naturel jusqu’à la négligence, et pourtant plus travaillé qu’il ne semble d’abord, léger et fort tout à la fois, piquant, imprévu, abondant en traits, ayant le relief et le mordant du