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la tragédie.

Il n’y a qu’un moyen de résoudre l’antithèse du sujet atroce et du goût poli : c’est d’escamoter le sujet, et Crébillon s’y applique. Le moyen le plus simple et le plus ordinaire qu’il ait employé, est l’incognito, à des degrés, et, pour ainsi dire, à des puissances diverses, selon l’écart du fait et des bienséances ; cet incognito est simple quand l’un des acteurs est connu de l’autre, réciproque, quand ils se méconnaissent tous les deux, personnel quand le sujet s’ignore lui-même. Il n’y a pas d’atrocité qui résiste à ce moyen. Prenez un inceste : si la mère et le fils sont inconnus l’un à l’autre, vous avez ôté la substance et gardé l’écorce de l’inceste [1]. Prenez un parricide : vous doserez l’horreur à volonté, selon que la mère connaîtra son fils, ou non, et selon que le fils se connaîtra lui-même, ou non [2]. Autre avantage des incognitos : les reconnaissances s’y attachent ; ce sont de bons coups de théâtre ; et rien n’est plus commode que d’y emboîter un dénouement.

Lisons Rhadamiste et Zénobie, la plus célèbre et caractéristique tragédie de Crébillon. Pharasmane et ses deux fils, Arsame et Rhadamiste, sont amoureux de Zénobie ; mais Zénobie est mariée à Rhadamiste ; l’amour de Pharasmane et d’Arsame est incestueux : voilà l’horreur. Voici l’affadissement : Zénobie se fait nommer Isménie ; Pharasmane et Arsame ignorent qu’ils l’ont, l’un pour belle-fille, et l’autre pour belle-sœur. Zénobie, qui se connaît, aime Arsame : nous voyons poindre un troisième sentiment incestueux. Mais Zénobie se croit veuve : elle est donc libre de fait. Elle a été jadis assassinée par son mari, qui était aussi l’assassin de son père : aucun souvenir n’a donc à contraindre ses sentiments. Faites venir maintenant Rhadamiste sous le nom et le costume d’un ambassadeur romain : que Zénobie le reconnaisse ; voilà un effet, d’où naîtront : 1° une lutte de sentiments dans l’âme de Zénobie, prise entre le devoir et l’amour ; 2° la jalousie du mari, amoureux de sa femme, et qui, se souvenant de l’avoir assassinée, n’en attend pas beaucoup de retour ; 3° la jalousie de Pharasmane et d’Arsame, que les entrevues de la femme et du mari inquiéteront. L’ignorance d’Arsame et de Pharasmane sera ménagée pour produire le plus d’effets possible. Arsame sera le premier instruit ; et cette révélation lui donnera occasion de développer le caractère du généreux qui se sacrifie. Pharasmane ne saura rien : il est chargé du dénouement. Il tue son fils : atrocité, — sans le connaître : excuse. Éclairé sur sa victime, il se tuera : action horrible — et bienséante. Là-dessus, les amants sympathiques seront unis, pour

  1. Sémiramis, Sémiramis aime son fils Ninias.
  2. Sémiramis : « Ninias élevé sous le nom d’Agénor ». Électre : « Oreste élevé sous le nom de Tydée. »