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les chansons de geste.

être aimée, s’il le faut, la tête d’un père [1].La première perfection, le signe éminent du héros, c’est de se faire rechercher par une princesse sarrasine, ou par l’impératrice, ou par la femme ou la fille de son hôte, qui s’est dit : « Car il est très bel homme ».

Mais le Français aime à rire : parallèlement au romanesque, le comique s’insinue dans les chansons de geste, et y fait aussi tache d’huile. Les premières épopée avaient leur comique, simple comme elles, et savoureux par là dans sa grossièreté : le succès sans doute de ces épisodes lança les trouvères dans la recherche des effets plaisants : dénués de finesse comme ils étaient, ils avilirent la matière épique par la lourde et vulgaire outrance du comique sans observation qu’ils y jetèrent à profusion : comique de foire, dont les « bonnes farces », les têtes cassées et les larges ripailles sont les principaux moyens. Un roi qui déguise deux mille de ses soldats en diables noirs et cornus pour donner l’assaut à une ville assiégée [2], un baron au contraire qui garnit les murs de son château assiégé de mannequins bien armés pour simuler une forte garnison [3], un marmiton gigantesque, sot et colère, qui fait grotesquement d’héroïques exploits, et qui, voulant monter à cheval, se tourne tête en queue, comme nos clowns de cirque [4] : voilà ce qui amusait infiniment nos bons aïeux. Ou bien on conte comment le petit Roland s’échappe avec quatre camarades, et comment ces gamins montent sur cinq grands chevaux, volés à des chevaliers bretons, pour s’en aller à la guerre avec l’empereur et ses pairs : toute une armée se met à la poursuite des cinq bandits [5]. Il y avait là une jolie idée, comique et romanesque à la fois : aussi retrouve-t-on plus d’une fois le brave enfant qui veut se battre et refuse d’étudier. Vivien a son petit frère qui demande à le venger, et l’enfant Guibelin, au siège de Narbonne, assomme son maître pour aller se jeter dans la mêlée, où il est tué par les Sarrasins [6].Ce lieu commun vivace regermera chez nous à chaque époque, et, dans un siècle comme le nôtre, idolâtre de l’enfance, deviendra d’une culture très facile et rémunératrice.

Naturellement les scènes grotesques ou familières eurent plus de succès à mesure que le public devint plus populaire. Dès le xie siècle, le goût des bourgeois de Paris qui visitaient la foire de l’Endit et les reliques de l’abbaye Saint-Dénis, imposait le ton du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et ces étranges « gabs »

  1. Aiol (éd. Soc. des anc. textes, 1877), in-8. — Huon de Bordeaux.
  2. Enfances Garin de Monglane.
  3. Chevalerie Ogier.
  4. Aliscans (éd, Guessard et Montaiglon, Anc.poèt. fr, t. X, 1870).
  5. Aspremont.
  6. Siège de Narbonne.