Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/649

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
627
vue générale.

point de l’a priori : il n’est explicable que par l’histoire du protestantisme depuis la Révocation et par les brûlements d’ouvrages déistes ou athées. Le principe que « l’homme est bon » n’a de sens d’abord que comme négation du dogme révélé de la chute : il signifie uniquement que l’on ne croit pas à la corruption de la nature humaine par le péché du premier homme et à la nécessité d’un secours divin pour faire le bien.

Assurément les philosophes du xviiie siècle ne surent point se défendre des généralisations hâtives, des abstractions vagues, des déductions téméraires. Ils furent impatients de savoir et de conclure. Ils confondirent leurs préjuges français, philosophiques et mondains avec la raison universelle. Mais s’ils méprisèrent la tradition, c’est que l’expérience la leur montrait gênante et oppressive en même temps qu’irrationnelle. Et, loin de mépriser l’histoire, ils s’en armèrent de leur mieux pour faire le procès du passé.

En un mot, ils tachèrent de construire, si l’on veut, une doctrine qui convint à l’homme en soi, à l’homme de tous les temps et de tous les pays : mais ils la firent à la taille et pour les besoins du Français de leur siècle.

La généralisation et la déduction ne furent pour eux que des méthodes d’exposition : mais même quand ils en faisaient une méthode de recherche ils n’oubliaient guère de quelle réalité ils étaient partis à la recherche des principes, et quelle réalité ils voulaient supprimer par l’autorité des démonstrations.

Leur erreur est beaucoup plutôt d’avoir cru à la facilité de manier le réel et de changer la pratique d’un peuple : ils n’ont pas mesuré à l’avance (et comment l’auraient-ils pu ?) la résistance des faits, des habitudes, des intérêts, des instincts]. De là, résulte l’étonnante innocence de cette philosophie téméraire. Il n’y a personne, et Rousseau moins qu’un autre, qui puisse pressentir la puissance de ces explosifs qu’on s’amuse à fabriquer et à manier ; personne ne se doute du ravage qu’ils feront, lorsqu’on les mettra en contact avec la réalité vivante. On croit bonnement que la société peut se refaite par une opération bien conduite de raisonnement, et que les faits se mettront tout seuls d’accord avec les vérités idéales. On croit à la bonne volonté infinie des hommes.

Ce manque dé prévoyance explique la vigueur avec laquelle on bat en brèche tout l’ancien régime, spirituel et temporel : on met en doute les principes de la religion et de la société, la révélation et le privilège. On fait la critique de toutes les institutions, de toutes les croyances. On croit au progrès, et l’on veut que le progrès soit un fait ; on démolit toutes les autorités qui veulent encore asservir les esprits, ou qui s’opposent à l’accroissement du