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la fin de l’âge classique.

le duc de Bourgogne, il songeait que cet enfant régnerait : et dans sa pensée il se réservait le rôle que le médiocre Fleury se donna plus tard auprès de Louis XV. Sa disgrâce éloigna ses espérances sans les détruire : ruiné dans l’esprit de Louis XIV, il continua de gouverner de loin son élève par l’intermédiaire de ses amis, et, au bout de quelques années, le roi autorisa de nouveau leur commerce. L’horizon s’éclaircissait : il s’illumina tout à fait par la mort de Monseigneur. Ce fut un beau temps pour Fénelon que l’année qui sépara les morts des deux dauphins ; Cambrai éclipsa Versailles ; Fénelon se sentait toucher au but, au ministère.

Un vieux roi de soixante-dix ans l’en écartait encore pour quelques jours : il était sûr de son élève. Cet indomptable, cet orgueilleux, ce féroce, il l’avait maté à force de douceur impérieuse et flegmatique : il avait brisé en lui tous les ressorts de la volonté ; il l’avait jeté dans la piété austère, étroite, formaliste, dans des pratiques de moine imbécile ; il l’avait fait incapable d’activité et de décision, à tel point que lui-même s’appliqua plus tard à lui refaire un peu d’énergie et de spontanéité. Sous un tel roi, le précepteur aurait régné.

L’éducation du duc de Bourgogne et les lettres de direction de Fénelon nous dénoncent un second trait de cette nature, qui n’est à vrai dire qu’une transformation du premier : l’amour-propre devient esprit de domination. Le moi aspire à s’étendre, à envahir le moi d’autrui. Sous une grande douceur extérieure, sous la tendresse épanchée, sous la coquetterie attirante, s’exerce une âme impérieuse, qui n’hésite pas à violer les plus intimes secrets de la personnalité : Fénelon veut tout savoir pour tout régler ; il veut être le principe unique des pensées, des actions de ses amis ; il veut être le guide, l’oracle de tous les instants. Dès qu’une âme a l’air de se libérer, ou simplement de se retrancher, il s’échappe de cette douceur une dureté écrasante, qui se dissimule aussitôt le coup porté.

Le troisième trait qui enveloppe et fond les deux autres, c’est l’amour. Fénelon est tout amour : c’est pour cela qu’il hait si bien. Il aime et s’abandonne ; son secret, pour captiver, c’est de se donner. Il a la plus étendue, la plus inépuisable faculté d’aimer qu’on puisse voir. Là est la source de ses erreurs théologiques. Mais il n’est pas de ceux que l’amour de Dieu, même dans son plus mystique excès, détache des créatures. Assuré d’aimer tout en Dieu et comme œuvre de Dieu, il ouvre son âme ; et toute beauté le séduit, la beauté de la nature, les arbres, les eaux, les vallées, les jours sereins, les soleils éclatants, la beauté de la poésie païenne aussi, où toute nature se reflète, Homère, Horace, Virgile. Ce prêtre s’abandonne au charme sans scrupule et sans remords.