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la fin de l’âge classique.

gement des intérêts légitimes, et quelle délicieuse souplesse pour se couler dans une âme, pour s’établir dans son centre et en régler tous les mouvements ! Quelle irrésistible séduction, qui fait l’idéal chrétien aimable, et ne l’abaisse pas ! Ces lettres sont l’œuvre où il faut chercher Fénelon tout entier, comme on cherche Voltaire dans les siennes.


4. LE TEMPÉRAMENT DE FÉNELON.


Dans tous les ouvrages que j’ai nommés, dans tous ceux que j’ai laissés, ce qu’il y a de plus intéressant, c’est cette originale, complexe et captivante personne, si enveloppée et si équivoque avec tant de spontanéité, si peu semblable enfin à la candide et innocente figure de la légende.

Saint-Simon, qui l’a connu, a démêlé admirablement le trait essentiel du personnage : de sa gravité d’évêque, de sa politesse noble de grand seigneur, émane une puissance de séduction, dont personne, et pas même ce petit duc pénétrant et jaloux, ne peut se défendre. Fénelon est charmant et coquet comme une femme : toute sa force est dans ce don et ce désir de plaire.

Si l’on descend au fond de son âme, la raison de ce besoin de plaire est un amour infini de soi-même. « Je ne puis expliquer mon fond, écrivait-il un jour. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. » Oui, il tenait à soi, à ne s’en pouvoir déprendre jamais. Il était attaché obstinément à sa pensée, à son goût, une fois exprimés, et engageant son amour-propre : il était incapable de dire simplement, sans arrière-pensée : je me suis trompé, j’ai eu tort.

Ce caractère se découvre dans l’affaire du quiétisme, qui fut l’écueil de sa fortune et de son ambition. Il se perdit faute de se résoudre à confesser simplement, devant trois amis, une erreur. Il signa les articles d’Issy ; tout en disputant pied à pied le terrain, il était souple, humble, « comme un petit enfant », devant Bossuet, qui avait protégé ses débuts, qui avait une entière confiance en lui, avec une grande admiration de son esprit. Il se donnait pour un écolier, qui n’aurait d’autre doctrine que celle de son maître. Nommé archevêque de Cambrai grâce au silence des commissaires d’Issy sur ses doctrines, qu’il paraissait avoir rétractées, sacré par Bossuet, le souple abbé, devenu prélat et prince de l’empire, se redresse ; il travaille à regagner le terrain perdu, à rattraper ses désaveux : dans ses lettres, il incrimine Bossuet, il se montre persécuté, offensé par lui ; et, le gagnant de vitesse, il