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les chansons de geste.

se transposent : les traîtres sont stéréotypés d’après Ganelon ; Vivien est une seconde épreuve de Roland.

L’invention abondante et pauvre des trouvères fait songer à la basse littérature de nos jours, à cette masse de romans et de drames manufacturés en hâte pour la consommation bourgeoise et pour l’exportation. Depuis les formules du langage jusqu’au dessin général de l’action, toutes les pièces d’une chanson de geste sont jetées dans les mêmes moules. Le défi du vassal rebelle, ou la colère du vassal fidèle contre l’empereur ingrat, la princesse infidèle qui s’éprend d’un baron français, le combat de deux barons, ou d’un baron contre un géant païen, voilà des thèmes qui sont repris cent fois. Pour les caractères, on a le brave, le violent, le traître, le lâche, et tout le contenu de chacun est épuisé par l’épithète, qui crée comme une nécessité permanente d’actes uniformes, dont la répétition a quelque chose de mécanique. Un type banal de héros s’établit : sans fatigue et sans peur, bravache, impatient, il a toujours le poing levé, il écrase des nez, fracasse des cervelles, traîne les femmes par les cheveux dès qu’on le contredit ; tenons compte des mœurs, c’est le beau gentilhomme, héroïque, impertinent, fine lame, qui passe, la moustache en croc, le poing sur la hanche, à travers nos mélodrames : c’est le d’Artagnan du xiiie siècle. En somme, nos chansons de geste, selon M. P. Rajna, sont « aussi pauvres de types que riches d’individus », et M. Léon Gautier a dû écrire qu’elles « sont composées pour les dix-neuf vingtièmes d’une série de lieux communs ».

Encore si l’on s’en était tenu à la banalité : mais on y ajoutait l’extravagance. Esclaves de la mode, les trouvères jetèrent au milieu de la matière épique les aventures incroyables des romans bretons et le fantastique insensé du roman d’Alexandre. Ce ne furent plus que voyages lointains, pays fabuleux, une Asie de niaise féérie, avec ses « soudans » et ses « amiraux » cocassement naïfs ou formidables, avec son histoire et sa géographie folles : il n’est pas jusqu’à Roland, le vaillant homme occis à Roncevaux, qui n’aille un beau jour se faire le chimérique gouverneur d’une vague « Persie » [1]. Ce ne furent plus que géants hideux à plaisir, nègres cornus, et même cornus « derrière et devant », enchanteurs et magiciennes, Maugis [2], Orable [3], auprès de qui pâlissent et sont délaissés Renaud et Guillaume : mais surtout Auberon le petit homme, fils de Jules César, neveu d’Arthur et frère jumeau de saint Georges [4]. Et quelle cascade de prodiges, tandis que Huon

  1. Entrée en Espagne.
  2. Renaud de Montauban, etc.
  3. Enfance de Guillaume et Prise d’Orange.
  4. Auberon et Huon de Bordeaux.