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les grands artistes classiques.

ques mots pour ressaisir le fil qui lui échappe. Il débite des choses sensées en termes propres ; ses sermons sont tout unis, sans variété, sans émotion : les déductions sont exactes, les portraits fidèles ; les divisions, les subdivisions rigoureuses et multiples. L’impression est froide, fatigante. « C’est un grand homme qui n’est pas orateur. » Il ne faut voir dans cette sévérité de Fénelon que l’incompatibilité de sa nature féminine, ardente et illogique, avec les fortes et solides qualités de Bourdaloue.

Ce que Fénelon n’apprécie pas, a enchanté son siècle. Bourdaloue a excité une admiration unanime et incroyable : la cour l’a fait venir dix fois pour les Carêmes et les Avents. Bossuet le réclamait en son diocèse. L’église de la rue Saint-Antoine était trop petite quand il prêchait, et les lettres de Mme  de Sévigné nous attestent la forte impression qu’il faisait. Il avait affaire à un public épris de raison et de clarté, qui voulait des idées, un exercice de l’intelligence, et qui avait du reste peu de besoins sentimentaux ou esthétiques. L’éloquence de Bourdaloue était juste à sa mesure. Il divisait, subdivisait, multipliait les énumérations d’idées à développer, les récapitulations d’idées développées : mais tout cela n’avait rien de factice ni de pédant ; c’étaient des moyens de distribuer la matière, d’aider l’auditoire à suivre, à se rappeler ; c’était l’art d’un professeur qui sait qu’une exposition méthodique seule a chance de se graver dans la mémoire, et que l’on ne peut trop multiplier les points de repère. De là ces exordes qui numérotent toutes les parties du raisonnement, ces phrases d’exposition dont chaque proposition est l’annonce d’un paragraphe à faire [1]. Cette méticuleuse composition peut rendre la lecture plus aride et plus fatigante : elle rend l’audition plus claire et plus efficace.

Bourdaloue est aussi grave, aussi sérieux, aussi chrétien que Bossuet : il ne lui ressemble pas du tout. Il ne fait pas de catéchismes, pas d’expositions théologiques : il n’explique pas le dogme, il ne le justifie pas. Il l’impose, il le tient pour incontesté ; il lui demande seulement la sanction de l’obligation morale : il fait appel à son autorité pour courber le cœur [2].

Son discours a un caractère avant tout moral et pratique : il s’attache à régler la conduite. C’est un directeur : un directeur rigoureux, dur même, d’autant plus impitoyable que le pécheur est plus grand des grandeurs terrestres. « Il frappe comme un sourd », disait Mme  de Sévigné ; et cette austérité plaisait dans un jésuite. La meilleure réponse que la Compagnie ait jamais faite aux Provinciales, ç’a été de faire prêcher Bourdaloue.

  1. Voir par ex. le Sermon de l’ambition (mercredi de la seconde semaine de Carême).
  2. Sermons sur la Providence et sur l’Aumône.