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littérature héroïque et chevaleresque.

des siècles lui a prêtée. Le couronnement de Louis le Débonnaire, et la noble tristesse de Charles devant la puérilité lâche de son héritier, le début du poème d’Aliscans, et la fière obstination de Guiboure qui, refusant de connaître son mari dans un fuyard, tient la porte d’Orange fermée et laisse Guillaume au pied des murs, exposé à tous les coups des Sarrasins, d’autres morceaux encore méritent d’être loués et lus. Mais, en somme, on ne retrouve nulle part, à mon sens, un ensemble pareil à celui que présente chacune des trois chansons dont j’ai parlé ; on a plutôt que des fragments à recueillir, non des œuvres à étudier.


3. REMANIEMENTS DE LA MATIÈRE ÉPIQUE.


Les chansons de geste ont pu animer parfois les guerriers au combat, comme à Hastings, ou dans certaines guerres locales que conte une chronique bourguignonne. Mais, en général, l’épopée a dû être l’amusement des loisirs et l’ornement des fêtes : en temps de paix, aux noces, aux festins, après boire, c’est alors, pour s’amuser, qu’on appelle le « jongleur » : il chante les poèmes qu’il a achetés au « trouvère » ou appris de quelque façon que ce soit, ceux qu’il a composés, développés, altérés, embellis ou gâtés, il surgit partout où la foule assemblée lui promet audience et recette, aux foires, aux pèlerinages, autour des sanctuaires aux saisons où les fidèles les visitent, dans les hôtelleries où s’arrêtent les pèlerins.

Il colporte aussi son répertoire de château en château, plus tard aussi, et de plus en plus, de ville en ville et de village en village, il se fait entendre dans la grande salle féodale, aux barons assembles, ou sur la place publique, aux bourgeois, aux vilains. Il espère, souvent il obtient de beaux cadeaux, argent, chevaux, fourrures, bijoux : et c’est lui, avec le trouvère, qui a décidé et fait croire que la vertu distinctive du chevalier était la libéralité.

Mais pour que le métier soit productif, il faut plaire à l’auditoire son goût fera la loi. Or cet auditoire est insatiable : d’intelligence fruste et étroite, d’imagination forte mais grossière, il veut sans cesse du nouveau. Et le nouveau, c’est la nouveauté extérieure, c’est la sensation nouvelle, l’apparence encore non rencontrée ; ce public ne creuse pas, ne prolonge pas ses impressions par ses pensées : il ne voit pas au delà de la forme particulière et sensible. Pour le retenir et l’assouvir, stimulés par la concurrence, les trouvères, ayant épuisé la matière épique, se jettent dans la fantaisie dès la fin du xiie siècle, ils fabriquent des romans d’aventures, gauches contrefaçons de l’épopée qui, insensiblement, sans que