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les grands artistes classiques.

l’archéologie : il n’y avait guère que la civilisation greco-romaine, la décadence raffinée, dont il pût avoir un sentiment historiquement exact. Et d’autre part, si nous sommes habitués de nos jours à voir nos écrivains nous présenter l’humanité antique dans ce qu’elle a d’irréductible aux formes actuelles de nos âmes, il faut consentir à ce que Racine nous la montre dans ce qu’elle a d’identique ; l’un n’est pas plus vrai en soi que l’autre. Ces considérations une fois admises, nous n’aurons pas de peine à trouver que le réalisme psychologique de Racine se fond dans une vision poétique, d’où résultent cette lumière exquise et cette pure noblesse de sa forme tragique.

Ses modèles et ses auteurs parlaient à son imagination. Ce n’étaient pas pour lui des hommes quelconques, types de l’humanité, tirant toute leur valeur de leur définition. C’était Andromaque, l’Andromaque d’Homère et de Virgile, c’était l’Oreste fatal d’Eschyle et d’Euripide. Toute la Grèce homérique lui apparaissait sur le rivage d’Aulis, autour de l’autel où il traînait Iphigénie. La grande figure de Mithridate séduisait son âme d’artiste ; et, au risque de déranger l’équilibre de sa composition, au milieu du drame réaliste du vieillard amoureux, il s’arrêtait à peindre, dans toute sa hauteur, le despote oriental, cruel et héroïque, dont Plutarque lui donnait l’idée. Il écrivait Britannicus, le plus saisissant tableau qu’on ait tracé de Rome impériale : il l’écrivait en pur artiste, sans idée ni intention de politique, attaché seulement à bien rendre la sombre couleur de Tacite. Là, comme dans Mithridate, il en use librement avec ses auteurs, pour le détail des faits et pour la composition psychologique des caractères individuels : mais Plutarque et Tacite ont très fortement enfoncé dans son âme la vision d’une Asie barbare ou d’une Rome corrompue, qui se déploie par-dessus le mécanisme abstrait des forces morales. Phèdre a une poésie plus prestigieuse encore : on ne saurait citer tous les vers qui créent, autour de cette dure étude de passion, une sorte d’atmosphère fabuleuse, enveloppant Phèdre de tout un cortège de merveilleuses ou terribles légendes, et nous donnant la sensation puissante des temps mythologiques :

Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,…
Soleil…
O haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !…
Ariane, ma sœur, etc…
La fille de Minos et de Pasiphaé…
Moi-même, il m’enferma dans des cavernes sombres,
Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres…