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les grands artistes classiques.


4. LA VISION POÉTIQUE DE RACINE.


On n’aurait que la moitié de Racine, si l’on ne regardait que la vérité psychologique de ses peintures, leur ressemblance avec la vie réelle. Il a mis la poésie dans la tragédie, cette poésie si rare dans Corneille, et que Rotrou par accident a rencontrée. Remarquons bien une différence entre nos deux grands tragiques dans le choix des sujets : depuis le Cid, Corneille n’a pas tiré une tragédie de la poésie ancienne, sauf Pompée, qui vient de Lucain, un historien rhéteur plutôt qu’un poète, et sauf Œdipe, dont il a fait ce que vous savez, du Sophocle habillé à la Quinault. Racine prend ses sujets dans Euripide : Andromaque, Iphigénie, Phèdre. Il y ajoute, pour les traiter, Virgile et Homère. Mais quand il s’inspire des historiens, c’est là qu’il faut saisir l’opposition des deux génies. Pour Corneille, un historien est un historien, un garant de l’authenticité des faits : Tite Live ou Justin, Baronius ou Du Verdier traduisant Paul Diacre, ce lui est tout un. Racine, au contraire (mettons à part Suétone qui lui fournit Bérénice : le sujet n’a pas été choisi par lui), Racine prend Britannicus à Tacite, le plus grand peintre de l’antiquité ; Mithridnte, à Plutarque, le biographe dramatique, où Shakespeare allait aussi chercher la poésie des passions. S’agit-il de tragédies saintes, Corneille ouvre Surius ; Racine, la Bible. Reste donc Bajazet, le seul sujet qui ait été choisi par Racine pour sa pure valeur dramatique et réaliste.

Il est poète, et dans toutes les actions qu’il met en scène, il saisit une puissance poétique qu’il dégage. La seule étoffe de son style nous en avertit. J’ai signalé cette notation si exacte des sentiments, qui est la forme nécessaire du positivisme classique. Mais j’ai dit aussi qu’il y a des vers, des couplets de poète dans Racine ; la traduction serrée de l’idée que commande la psychologie dramatique, s’achève sans cesse en images, en tableaux qui la dépassent infiniment, et qui ouvrent soudain de larges échappées à l’imagination. À travers un rapide récit, où Xipharès expose toutes les circonstances par lesquelles son rôle est déterminé, soudain il s’arrête un moment sur les victoires de son père :

Et des rives du Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père…

De ce triomphe l’orgueil filial de Xipharès est enivré, et le sentiment suscite un réveil de sensations, la vision d’une mer sans ennemis, où les flottes du roi déploient joyeusement leurs voiles :

…Et ses heureux vaisseaux
N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux. (Acte 1, sc. I.)