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les grands artistes classiques.

passions par la victoire de la volonté, Racine conclut au triomphe des passions : et comme Corneille tend à supprimer les passions, il tend à supprimer la volonté. L’orageuse beauté de Phèdre résulte de ce que sa volonté tient à peu près en balance son amour ; une lutte intérieure la déchire, tellement que tout le drame est dans ce seul rôle. Au contraire, dans Roxane, la passion est toute pure, sans contrepoids, sans correctif, immodérée, impudente. Et Agrippine, Clytemnestre, Athalie, chacune en son genre, ne sont aussi que passion.

Cette façon de juger les forces respectives de l’instinct et de la raison pousse le drame aux dénouements funestes : où la passion domine, le crime et le malheur doivent suivre. Ainsi la tragédie de Racine finit presque toujours mal : seul un miracle mythologique autorise le dénouement heureux d’Iphiyénie ; et, si Mithridate se termine bien, c’est par un miracle psychologique, qui n’est pas la meilleure partie de la tragédie. Je ne parle pas d’Esther et d’Athalie : Dieu peut tout, et c’est lui qui mène les deux actions.

Mais voici une conséquence plus importante de la psychologie de Racine : son théâtre sera féminin, comme celui de Corneille était viril. Car c’est dans les femmes que la faiblesse naturelle paraîtra le plus visiblement : ce sont elles qui sont par excellence des êtres d’instinct, de volonté faible ou nulle, de raison ployable, et réduite au rôle de servante du sentiment qu’elle fournit de sophismes ; ce sont elles que toujours et partout l’affection conduit, jamais l’idée. Telles du moins les voit Racine, et par suite il les pousse au premier plan de sa tragédie. Là où l’histoire ne s’impose pas au poète, dans les sujets dont il est maître et qu’il arrange à son goût selon son expérience intime, les hommes pâlissent et s’effacent : que sont Pyrrhus, Oreste, Bajazet, Hippolyte, Thésée, même Acomat, à côté d’Hermione, d’Andromaque, de Roxane, de Phèdre ? De Racine date l’empire de la femme dans la littérature : et cela correspond au moment où tous les instincts violents, ambitieux, qui jetaient les hommes dans l’action politique et militaire, s’apaisent dans la vie de société, où la femme y devient souveraine sans partage, où d’elle va partir tout honneur, tout mérite et toute joie.

Racine a peint admirablement les âmes féminines, avec une finesse singulière, il en a marqué toutes les nuances les plus délicates, mais surtout la forme et le mouvement caractéristiques : le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter ; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non