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les grands artistes classiques.

n’avait pas lu nos romans : certes ces héros ne sont pas des Céladons ». N’a-t-on pas trouvé Néron même trop méchant ? Il n’était pas assez amant avec Junie. Racine batailla pour obtenir le droit de faire autrement que Quinault, et de présenter la passion toute pure, dans ces crises où, faisant éclater le mince vernis de notre civilisation, la brutalité naturelle reparaît. Ses effets paraissaient trop crus, et blessaient l’optimisme galant des salons : Saint-Evremond, un homme d’esprit, trouvait Britannicus trop noir ; et la pièce, en effet, n’est pas « consolante ».

Contre la mode, contre les délicatesses mondaines, Racine fit régner la raison, c’est-à-dire la vérité, dans sa tragédie. Il prit des sujets légendaires, historiques : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain : une femme délaissée qui fait assassiner son amant par un rival, voilà Andromaque ; une femme trompée se vengeant sur sa rivale et son amant, voilà Bajazet : un homme qui, pour un intérêt ou un devoir, laisse une femme aimée, voilà Bérénice ; un vieillard rival de ses fils, voilà Mithridate ; une belle-mère amoureuse de son beau-fils, et le haïssant, le persécutant pour ne pouvoir s’en faire aimer, voilà Phèdre. Ne sont-ce pas les éternelles tragédies de la vie réelle, les sujets toujours les mêmes que les journaux et les tribunaux offrent à notre sensibilité avide de se dépenser ? Même de Britannicus, même à Iphigénie, n’extrairait-on pas des drames domestiques ? une mère impérieuse, un fils craintif, révolté soudain par ses passions ou ses vices, ou bien un père sacrifiant à son ambition, à sa vanité, le bonheur et toute la vie d’une fille qu’il aime pourtant, est-ce là seulement de l’ « histoire ancienne » ou de la « mythologie » ?

Sous les noms héroïques, à travers les infortunes et les crimes extraordinaires, c’est la simple, générale, humaine vérité que Racine veut montrer : outre la politique, cela exclut l’intrigue romanesque, les moyens compliqués ou surprenants. L’action se proportionnera aux sujets, et les ressorts qu’elle emploiera seront « vulgaires » comme eux. Néron se cache derrière un rideau, pour épier Britannicus et Junie : bassesse comique ! Sans doute ; la dignité trafique est une sottise : un empereur amoureux est un homme amoureux, qui a seulement plus de pouvoir, partant moins de scrupule à se satisfaire. On s’est étonné de certaines affinités qu’on a saisies entre la tragédie de Racine et la comédie de Molière : rien de plus naturel. Mithridate est avec Xipharès dans le même rapport qu’Harpagon avec Géante. Si les deux peintres rendent la même passion, quoi d’étonnant qu’ils dessinent le même geste, et que les deux pères emploient la même ruse pour s’assurer de la rivalité des deux fils ? Seulement des mêmes