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les grands artistes classiques.

(1666), qui eût été suivie d’une autre, sans l’intervention de Boileau : Racine regretta plus tard amèrement cette aigreur de son amour-propre, qui l’avait fait un jour ingrat et méchant.

Andromaque (nov. 1607) eut un succès qui rappela celui du Cid : dix autres chefs-d’œuvre, en dix ans, lui succédèrent [1]. Mais l’amour-propre du poète souffrit cruellement. Depuis Alexandre, une foule de critiques s’étaient mis après lui, amis de Corneille, ennemis de Boileau, rivaux et envieux : c’était à qui trouverait des fautes et ferait les beautés dans ses pièces ; les préfaces amères dont il accompagna toutes ses tragédies depuis Alexandre faisaient voir qu’on ne perdait pas sa peine à le tourmenter. Hormis la révélation de certaines résistances du goût public sur lesquelles nous reviendrons, nulle question de doctrine ou d’art n’est enveloppée dans es attaques ; et l’étude des pamphlets dirigés contre Racine n’a qu’un intérêt anecdotique.

On imagina, pour couper le succès d’Iphigénie, d’y opposer une autre Iphigénie, fabriquée en hâte par Leclerc et Coras. La manœuvre échoua. On la reprit pour Phèdre : une cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers son frère et Mme  Deshoulières fit applaudir la Phèdre et Hippolyte de Pradon et siffler la Phèdre de Racine pendant les premières représentations. Des vers injurieux furent échangés de part et d’autre : Boileau se fit le second de son ami dans ce duel au sonnet, qui aurait en une fin fâcheuse pour les deux poètes, si le grand Condé ne les avait hautement protégés.

Soudain Racine se résolut à renoncer au théâtre. Il avait senti la foi de sa jeunesse se réveiller ; Port-Royal avait ouvert ses bras à l’enfant prodigue. Il se persuada qu’il avait travaillé à corrompre les mœurs, à perdre les âmes. Il eut horreur de lui, et voulut se faire chartreux. Enfin il se maria avec une modeste et médiocre femme, dont il eut cinq filles et deux fils. Il s’appliqua leur éducation, avec un dévouement inquiet, une piété scrupuleuse.

Le roi l’aida à oublier la poésie, en le nommant pour écrire son histoire avec Boileau (1677) [2].Il suivit la cour en divers voyages, pendant plusieurs campagnes, jusqu’en 1695. il avait pris sa tâche à cœur, et s’instruisait avec soin : mais était-il possible de faire histoire de Louis XIV pour Louis XIV ? À partir de 1677, Racine se partage entre sa petite famille et la cour : il était fin, spirituel, plein de tact : « rien du poète, dit Saint-Simon, et tout de l’honnête

  1. Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). Racine fut reçu à l’Académie le 12 janvier 1673.
  2. Ce que Racine et Boileau écrivirent fut détruit, dit-on, en 1726 dans l’incendie de la maison de M. de Valincour.