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les grands artistes classiques.

lâche ; enfin, l’ascension obstinée de tout ce qui a gagné ou volé, vers la noblesse, vers les offices et les alliances qui décrassent. Il y a là des jeux d’intérêts, de vanités, que Dancourt a décrits sans rien atténuer, et sans rien prendre au tragique.

Ce réalisme bon enfant n’est pas celui de Turcaret (1709), la principale, on pourrait dire l’unique comédie de Lesage [1]. C’est le chef-d’œuvre du réalisme dramatique. Une baronne d’aventure qui pille le traitant Turcaret, un chevalier qui pille la baronne, un valet et une soubrette qui volent la baronne, le chevalier et Turcaret, un M. Rafle qui aide Turcaret à faire une usure effrontée et le plus impitoyable brigandage, voilà les originaux que Lesage nous présente, peints d’après nature, parfois même plus vrais que nature. Le réalisme cruel fait son apparition avec Lesage : il met dans la bouche de l’épais, impudent et vaniteux Turcaret de ces mots nature, qui font récrier, et qui sont des mots — plaisants et cinglants — d’observation satirique. Ainsi dans la fameuse scène où Rafle rend compte à Turcaret des affaires dont il est chargé, le mot tant de fois cité, mot d’une naïveté comique et d’une portée effrayante : « Trop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires !… Trop bon ! trop bon ! [2] » Toute la pièce est écrite dans ce ton, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire dans cet enchevêtrement de friponneries, sans éclaircie et sans arrêt, où seuls un valet balourd, un marquis ivre et une revendeuse forte en bec représentent les honnêtes gens. Lesage ne fera plus rien d’aussi serré ni d’aussi amer. Nous le retrouverons dans le xviiie siècle, auquel il appartient. Mais Turcaret est du xviie siècle, et ne peut se séparer des œuvres de Regnard ou de Dancourt, dont il est contemporain.

  1. Sur Lesage, cf. plus bas, p. 660 et suiv. — Turcaret fut donné au milieu de la guerre de la succession d’Espagne, dans le temps où le peuple était à bout, et regardait les traitants comme les auteurs principaux de sa ruine. De là le ton d’amertume de la comédie, si différent du ton ordinaire de Lesage. — À consulter : Brunetière, Époq. Du th. fr., 8e conf. Lintilhac. Lesage, 1re p., ch. iii.
  2. Turcaret, III, 8.