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les grands artistes classiques.

et la légitimité de l’instinct, et qui veut éviter de déchaîner la brutalité des appétits, la morale de Molière aboutit à identifier la vertu avec l’altruisme. Le soin de la perfection intime se subordonne aux vertus sociales, à la sympathie, à la bienfaisance. Les actes qui n’ont pas de conséquences pour la société sont indifférents et licites. Il y a pourtant une limite, celle que peut fixer un esprit qui estime infiniment et cherche passionnément le vrai. Pour ce probe esprit de philosophe, le respect de la vérité sera la vertu par excellence, l’unique vertu qui doive être pratiquée pour elle-même, et sans avoir égard aux conséquences. Mais ici l’observateur intervient, et dit que ce respect de la vérité est rare dans le monde ; que même la société ne saurait subsister, s’il était universel. Et voilà d’où vient l’arrière-goùt d’amertume que dégage pour nous le Misanthrope. Avoir défendu la vérité, la nature, avoir combattu, honni tout ce qui s’en éloignait ou la corrompait, et s’apercevoir que, si un homme porte en lui cette vérité, et l’offre aux autres, la société ne pourra le supporter, le meurtrira, le rejettera, que la société, en réalité, repose sur un ensemble de mensonges et de conventions qui masquent la nature : la découverte a de quoi mettre un accent irrité dans la parole d’Alceste. Sans vouloir forcer les choses, il y a dans le Misanthrope comme un germe de la fameuse antithèse de l’homme social et de l’homme naturel, qui s’épanouira à travers l’œuvre de J.-J. Rousseau.

De ce point de départ, et sur ces principes, la morale de Molière ne peut être que pratique. Elle l’est énergiquement ; elle n’est pas sublime, ni dure, ni chrétienne, ni stoïque ; elle propose un idéal très accessible et très séduisant de bonheur individuel et de douleur sociale. Elle veut faire des honnêtes gens, qui s’efforcent d’être tous heureux en s’aidant mutuellement à l’être. Mais un trait bien remarquable de cette morale, c’est son caractère profondément bourgeois : ce comédien longtemps nomade, enfoncé toute sa vie à des titres divers dans cette louche famille des Béjart, mal marié, et qui n’a connu du ménage que les ennuis, a été hanté de l’idéal du bonheur bourgeois, de la vie de famille régulière et paisible. De là vient que, parmi tous les sujets qui se sont offerts à son génie, il a choisi toujours de préférence ceux qui touchaient aux conditions du bonheur domestique et de la vie de famille. Il est toujours revenu sur deux points : le mariage, et l’éducation des femmes.

Dans le mariage, il exige quatre convenances : il faut un rapport des conditions ; c’est une nécessité, non pas naturelle, mais sociale : Georges Dandin, un vilain, sera malheureux pour avoir épousé une demoiselle. Il faut un rapport d’humeur (qui n’existe guère dans l’inégalité des conditions, et ainsi la raison sociale se réduit