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molière.

d’Agnès punit les calculs d’Arnolphe. Les enfants d’Harpagon, détachés de lui par son vice, se jouent de lui. C’est même ce point de vue qui rend la comédie possible : tous les personnages ridicules sont des gens qui s’acharnent à dévier ou supprimer la nature, qui n’ont pas su voir qu’elle était toute bonne et toute-puissante ; et ainsi ils se présentent dans leur opposition au vrai, non au bien : par conséquent, ridicules, et non odieux. Les travers, les vices, les passions que peint la comédie, sont des erreurs du jugement, choquent la raison, et ainsi sont justiciables du rire.

Cependant la nature est égoïste et l’instinct brutal : et le vice d’Harpagon n’est-il pas sa nature, ou l’hypocrisie de Tartufe ? Il est vrai ; mais comme Rabelais et comme Montaigne, Molière ajoute la raison à la nature. La raison, par qui l’homme est homme, fixe à la nature, à l’instinct, leur mesure et leurs bornes. La raison approuve l’égoïsme désintéressé des amoureux : elle condamne l’égoïsme intéressé d’Harpagon et de Tartufe. On pourrait dire que la limite de la légitimité des instincts résulte de la société humaine, et que la morale de Molière est éminemment sociable ou sociale. Tous les individus ont droit au plein développement de leur nature, en sorte que le droit de chacun a pour borne le droit d’autrui, et le borne à son tour. Il n’est pas permis de se subordonner une personne humaine, jusqu’à la supprimer : un philosophe dirait, de traiter comme moyen ce qui est une fin en soi. Là est la faute d’Arnolphe, qui par une vue tout égoïste condamne Agnès à l’ignorance, à la bêtise, à la privation de tous les plaisirs naturels : mais la nature d’Agnès se révolte, et la petite niaise court énergiquement, directement, à son bonheur, selon son instinct ; et Molière bat des mains.

Il est naturel que ceux qui ont eu part au bonheur laissent s’approcher les autres de la table : c’est la loi que les enfants aient leur tour après les parents. Molière est impitoyable contre les parents qui veulent faire servir leurs enfants à la satisfaction de leurs idées et de leurs besoins, quand ceux-ci ont l’âge de vivre par et pour eux-mêmes. L’autorité des pères et des mères était dure au xviie siècle : Molière la raille, l’avilit, la brise. Il ne comprend que la tendresse indulgente : la nature, la bonne et raisonnable nature veut que l’enfant soit puissant sur le père [1], et en obtienne tous les secours qui l’aideront à saisir la part de plaisir où elle l’invite.

Comme toute morale qui pose en principe la bonté de la nature

  1. Il a exprimé son idéal de la bonté paternelle dans une scène charmante et attendrie de Mélicerte, II, 5.