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les grands artistes classiques.

humaines. Il le dit pour justifier son Tartufe, mais ce n’est point un argument de circonstance. Dans toute la suite de son œuvre, il a fait de la satire sociale ou morale : il a posé ses ridicules et ses honnêtes gens de façon à ne nous laisser jamais douter qu’il ne blâme cela et n’approuve ceci [1]. Quelle est donc la morale de Molière ?

Elle est humaine : ce qui veut dire d’abord qu’elle n’est pas chrétienne. Molière a profondément ignoré le christianisme : il ne le comprend pas. Je veux bien qu’on ne porte pas à son compte l’athéisme scientifique, singulièrement grave et fort, de don Juan, quoique, malgré tout, on ait peine à concilier le choix de Sganarelle, comme défenseur de Dieu et de la religion, avec un respect sincère de ces choses. Mais le Tartufe ne laisse aucun doute. Ce qui m’y parait grave et significatif, c’est la façon dont Molière définit la vraie dévotion. Je ne doute pas de sa sincérité, et qu’il n’ait eu la volonté sérieuse de la distinguer de la fausse. Mais il la définit en philosophe, en incrédule. Il la réduit à la morale, aux vertus sociales : il en exclut ce qui en est l’essentiel pour un dévot, disons pour un chrétien. La flamme de vie intérieure, la tendresse mystique, l’austérité surhumaine, l’ascétisme qui rabat et dompte la nature, de très bonne loi il les rejette : ce ne peut être que sottise ou grimace. Par la façon dont Molière comprend la piété, les chrétiens fervents ne peuvent être qu’Orgon ou Tartufe, des imbéciles ou des hypocrites : pour être dévot à sa façon, il faut être détaché de la religion. Molière est tout près de Voltaire, que l’on croirait entendre dans certains vers de Tartufe.

La forme originale de la morale chrétienne, c’est la résistance à la nature. On ne la trouve pas chez Molière. Par conséquent, pas de lutte contre l’égoïsme, pas de sacrifice, pas d’abnégation, d’immolation, dans les choses du moins qui coûtent ; le dépouillement douloureux de soi, l’effort sanglant vers l’idéal, tout cela est absent de son œuvre. Héritier de l’esprit de Rabelais et de Montaigne, ami, dit-on, de quelques libertins comme Bernier, il estime la nature toute bonne et toute-puissante. Il faut suivre l’instinct, cela est légitime. Ainsi les jeunes gens qui suivent la loi naturelle de l’amour ont raison contre les pères et tous ceux qui les entravent : c’est par raison philosophique, et non seulement par tradition comique, que Molière prend vigoureusement leur parti. Combattre la nature est folie : on est ridicule de le faire, et malheureux ; car la nature a le dessus ; elle se retourne contre celui qui veut la forcer ou la détruire. La sottise

  1. Notez, en outre les raisonneurs, qui sont chargés de parler au nom du bon sens, c-à-d. des idées propres à l’auteur.