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les grands artistes classiques.

deux points de vue, et de réduire chaque pièce tantôt à être un tableau de mœurs disparues, tantôt à offrir simplement des types sans date ni existence historique. L’Avare est peut-être la pièce où l’élément universel est le plus dégagé : Harpagon est le plus abstrait des caractères de Molière : il est l’avare en soi ; l’usurier du xviie siècle n’apparaît qu’à une minutieuse étude. C’est que le vice d’Harpagon se prêtait à cette expression abstraite, et la tradition littéraire depuis des siècles préparait le type classique, universel, de l’avare : l’avare qui enterre son or. Ce type contredisait le portrait contemporain, et lui barrait la route.

Mais il ne faut pas s’arrêter à considérer chaque type, isolément, dans sa vérité propre. Il faut les observer dans leur dépendance réciproque. Emboîter ces réalités individuelles les unes dans les autres, équilibrer les actions et les réactions, établir partout des correspondances si exactes, que, les personnages une fois posés, l’auteur soit seulement le secrétaire de leurs propos, l’enregistreur de leurs actions, voilà peut-être la partie la plus délicate de l’œuvre comique, et où le génie de Molière apparaît le plus. Il engage ses caractères dans leurs relations réelles ; et il les étudie dans leur milieu, modifiés par lui et le modifiant.

Tout l’effet du Misanthrope est dans l’opposition du caractère d’Alceste aux caractères qui l’entourent. Jean-Jacques a raison : Alceste est vertueux, sympathique ; et nous rions d’Alceste, non seulement nous, mais tous les acteurs depuis Philinte jusqu’à Célimène. C’est que ces acteurs, c’est nous : la même disproportion existe entre Alceste et nous qu’entre eux et lui. Et inversement, pour la même raison, ils sentent intérieurement le même respect pour lui que nous sentons nous-mêmes. Tout le comique du rôle résultera donc du désaccord perpétuel que l’auteur fait ressortir entre une nature élevée et les natures moyennes.

Mais il y a dans cette comédie un rapport plus délicat encore, c’est celui qui consiste à faire le misanthrope amoureux d’une coquette : pourquoi est-ce profondément, tristement vrai, cette séduction de la femme en qui tout est artifice, sur l’homme en qui tout est vrai ? Cela se sent, plutôt qu’on ne le démontre : on voit pourtant bien qu’à une âme naïve, la plus fausse des coquettes devait, dès la première rencontre, présenter son idéal plus complet et apparent qu’une simple honnête femme : le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. Et, dès lors, le charme tour à tour plaisant et douloureux de la comédie est dans l’ajustement des deux rôles, dans le jeu de la fine et sèche coquette contre l’ardent et loyal amant, tour à tour grondant et trompé, clairvoyant et dompté, jusqu’à ce qu’un dernier coup semble le jeter hors du joug. C’est la nature même : et depuis deux cents ans, tous les