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boileau despréaux.


3. L’ART POÉTIQUE.


L’Art poétique a ses défauts : une lacune de l’esprit de Boileau y apparaît. Son exposition est incohérente, alors que sa doctrine est d’une parfaite cohésion. Il pense par saillies ; il n’a pas la faculté oratoire d’enchaîner, de subordonner, de faire converger ses idées. Elles jaillissent séparées, rayonnant autour de quelques foyers principaux. Quand il veut les relier directement l’une à l’autre, ces ponts qu’il établit, et qui sont ses transitions, sont aussi maladroitement jetés que possible : rien de plus ridicule que les transitions du second chant. Le quatrième chant tout entier est un appendice dont on ne sent pas d’abord l’utilité : il n’y est pas question de littérature, mais de morale. En voici le sens : Boileau n’a garde de poser la moralité comme un des éléments constitutifs de l’œuvre d’art : seulement, il l’exige de l’artiste. Si la vérité, la sincérité sont les lois suprêmes de l’art, il n’y a plus lieu, dès que l’artiste est honnête homme, d’exiger qu’il ait le dessein formel et particulier de faire une œuvre morale : quoi qu’il fasse, il la fera morale, en vertu de sa nature. Et voilà pourquoi Boileau poursuit le débraillé, le parasitisme, l’envie, la bassesse chez les poètes, comme les chevilles ou le galimatias dans les vers. Mais il n’a pas marqué nettement la liaison de ses conseils moraux à ses règles esthétiques.

Quant au fond, l’Art poétique préjuge une grande question : y a-t-il une beauté, partant un goût absolus ? Boileau n’en doute pas, et n’estime pas que certaines formes littéraires soient liées à certains états de civilisation, ni que l’idéal poétique puisse être relatif et variable selon le génie des peuples. Aussi ne s’est-il pas soucié de ce qu’on appelle l’histoire littéraire, l’étude du développement des littératures et des genres, l’examen des conditions et des milieux, qui dans une certaine mesure déterminent la direction du génie littéraire et les formes de son expression. Cela se sent dans l’Art poétique : il ignore tout ce qui n’est pas la littérature, et une bonne partie de la littérature. Tout le moyen âge lui échappe, comme à presque tous ses contemporains : il voit le xvie siècle moins nettement que Chapelain ou Colletet. Même dans l’antiquité, il se représente très confusément, très inexactement, d’après Horace et Aristote, la naissance et les progrès du théâtre : il n’a pas l’idée de ce qu’est une ode de Pindare et de ce qui la différencie d’une ode de Malherbe ; il n’a pas sur Homère les inquiétudes ingénieuses d’un abbé d’Aubignac [1] ; Homère est un très

  1. Conjectures académiques, ouvrage posthume, Paris, 1715.