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les grands artistes classiques.

Il n’avait pas de sensibilité : on ne lui connaît pas une passion ; il n’aimait dans la campagne que le silence, le loisir et le repos ; il y cherchait, si je puis dire, plutôt des satisfactions hygiéniques que des jouissances sentimentales ou esthétiques. Il avait une bonté intellectuelle sans tendresse, et il aimait ses amis solidement, vigoureusement, sans agitation ni expansion. Il était vif, pétulant, irascible, contredisant, têtu : humeur qui n’est pas en soi poétique, et qu’il dépensait toute à la défense de ses idées.

Il avait une nature d’esprit avide de vérité, mais de vérité démontrée, évidente, tangible : il était passionnément raisonnable, raisonneur, et rationaliste. Aussi le système de Descartes le satisfit-il parfaitement. Et ce qu’il y goûta, ce fut vraiment l’essentiel du cartésianisme, le principe et la méthode. Il fut plus cartésien que chrétien, chrétien seulement d’occasion, par respect des puissances, et parce que la méthode, entre les mains de Descartes, avait fait sortir des conclusions qui autorisaient en somme la foi. Il n’estimait que la vérité scientifique, c’est-à-dire constante et générale : le particulier n’intéressait pas cette intelligence, éprise d’universel. Il méprisait la théologie, qu’il avait effleurée, le droit, qu’il savait, l’histoire, qu’il ignorait : il ne regardait l’antiquité, qu’il adorait, ni en philologue, ni en archéologue, ni d’aucun point de vue que celui du littérateur. Il avait l’esprit très philosophique, et peu de connaissances ou de curiosité philosophiques ; il n’avait en morale qu’une science commune et superficielle, et ni théoriquement ni pratiquement il n’avait de grandes lumières sur la vie de l’âme humaine : il fait exception dans le xviie siècle par son manque de sens psychologique. Il a la culture étroite, l’intelligence exclusive, le préjugé tenace de l’écrivain artiste, pour qui rien n’existe hors de la littérature. Il l’a aimée uniquement ; mais il y a trouvé pour lui, il y a placé pour les autres un principe de noblesse morale, un engagement à se mettre au-dessus de tous les sentiments mesquins.

Jusqu’ici, cette âme, cet esprit, même en leurs plus hautes parties, ne nous offrent rien que de prosaïque. Mais nous n’avons pas tout vu. Ce bourgeois positif et raisonnable a des sens et des sensations d’artiste : il s’intéresse aux choses extérieures, il a le don de les voir, et le don de les rendre. Il n’ajoutera rien à sa sensation : car il n’a pas d’imagination ; il réveillera exactement et représentera sa sensation. Il est réaliste par tempérament. Sa poésie sera donc une peinture réaliste des choses extérieures qui sont situées dans le cercle de son expérience : les sensations qu’il rendra seront celles d’un bourgeois de Paris, à qui Paris est familier dès l’enfance, avec ses rues, son Palais, ses églises, ses bruits, son peuple, ses modes, toutes les particularités de sa physionomie