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la première génération des grands classiques.

les situations complexes, elle seule éclaire l’homme. Les stoïciens même en ont fait usage.

Et parmi les innombrables décisions des casuistes, faut-il ne relever que le nombre — considérable encore, mais relativement restreint — des décisions immorales ? Il est certain que l’esprit général de la casuistique catholique tend à adoucir l’austérité de la morale évangélique. Mais doit-on oublier que c’est là un des expédients nécessaires par lesquels s’est faite l’adaptation du christianisme à son rôle de religion universelle, et que ces subtilités de procédure théologique qui aboutissent à tourner la loi par la considération des espèces, ont l’avantage de laisser théoriquement entier l’idéal chrétien ? C’est comme un délicat et sensible appareil qui permet à l’Église de relever ou d’abaisser le niveau de ses commandements, pour obtenir à chaque moment des consciences la plus grande approximation réellement possible dans la poursuite de la perfection morale. Si l’admirable aspiration de quelques doux rêveurs a pu devenir la loi de sociétés immenses, c’est que la casuistique a transposé l’utopie irréalisable en précepte pratique, et ses décisions représentent souvent, en face de la folie ascétique, le ferme et naturel bon sens.

Sans insister plus qu’il ne convient, on ne peut cependant omettre de dire qu’il y avait dans les gros recueils des casuistes une floraison d’imagination subtile et romanesque, fort analogue à celle qui se révèle dans la composition des thèmes oratoires sur lesquels s’exerçaient les rhéteurs de l’empire romain, et que, tout en condamnant la bizarrerie immorale de ces jeux d’esprit, il ne faut pas pourtant en exagérer la conséquence. Il est vrai aussi que ces lourds bouquins, scolastiques presque toujours de style et de langue, étaient plus à l’usage des directeurs que des fidèles, et servaient plus à absoudre l’irréparable passé qu’à autoriser les fautes à faire. Et enfin, si l’on songe que la terre d’élection de la casuistique lut l’Espagne, et quelles conséquences temporelles y pouvait avoir, sous le régime de l’inquisition, un refus d’absolution entraînant l’exclusion des sacrements, on sera tenté d’excuser un peu l’intention des complaisants casuistes qui employaient leur esprit à « enlever les péchés du monde ».

J’admets donc qu’il y ait de l’injustice ou de l’excès dans les attaques de Pascal, et j’en fais la part aussi large que possible : mais il reste qu’en gros il a fait une œuvre juste et salutaire. Les raisons qui pouvaient atténuer en Espagne le relâchement de la morale religieuse n’existaient pas en France, et certains jésuites français avaient écrit déjà en notre langue, offrant à tous le libre usage de leur indulgence. L’indépendance et le haut essor de la raison laïque rendaient chez nous ces complaisances plus meur-