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littérature héroïque et chevaleresque.

nous diront ce que l’épopée du xiie siècle a recueilli de thèmes, de contes, de clichés, de procédés d’une tradition lointaine, si elle en a recueilli, d’où elle a pris sa forme, si elle l’a reçue d’une poésie narrative antérieure, ou si elle l’a créée. Aussi, bien des questions doivent être réservées et tenues provisoirement en suspens. Voici les résultats principaux qui dès aujourd’hui se dégagent des recherches de M. Bédier.

D’abord une partie de critique négative, très forte. On n’a aucune raison de croire à l’existence de cette épopée primitive, spontanée, populaire, admirable, dont rien n’aurait subsisté. La continuité d’invention légendaire qui, des temps mérovingiens et carolingiens, aurait transmis aux jongleurs du xie et du xiie siècle la matière des chansons de geste, est une hypothèse arbitraire ; aucun document ne l’affirme sérieusement. Les éléments historiques qu’on retrouve dans ces poèmes sont en réalité très peu de chose : on en a grossi la masse par une méthode arbitraire et puérile. M. Bédier s’égaye des seize Guillaume, y compris le comte de Montreuil-sur-Mer, qu’on veut reconnaître fondus dans le type épique de Guillaume d’Orange. « Il n’y a nulle preuve que Vivien, Aymeri, Ernaut de Beaulande et les autres aient été à l’origine des personnages réels, les héros de petites gestes indépendantes qui auraient été peu à peu attirées et absorbées dans l’orbite du cycle de Guillaume d’Orange… Outre les personnages de Charlemagne et de son fils Louis, il n’y a dans le cycle, d’autres personnages historiques que Guillaume, comte de Toulouse et moine à Gellone, et Guibourc sa femme [1]. »

Bertolai, auquel je ne croyais pas trop malgré les érudits, n’a jamais écrit le poème de la mort de Raoul de Cambrai dont, n’existant pas, il n’a pas été le témoin.

Il faut renoncer à la manie d’identifier tous les héros des chansons de geste avec leurs homonymes historiques, et de retrouver à tout prix tous les faits poétiques dans l’histoire, en invoquant la déformation légendaire pour écarter toutes les difficultés.

Mais. M. Bédier ne s’en tient pas à la critique négative. Il reconstruit.

Les chansons de geste que nous avons sont nées tardivement, au xie au xiie siècle, autour des abbayes et des églises. Des jongleurs les ont chantés à la foule qui affluait aux foires et visitait les reliques. Autour des sanctuaires fréquentés, le long des routes de pèlerins, l’épopée germe et s’épanouit. D’où les jongleurs en firent-ils la matière ? Non pas d’une tradition populaire dont rien ne prouve l’existence, mais des chroniques latines, des vies de saints latines,

  1. Bédier, I, 330 et 334.