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la première génération des grands classiques.

qu’il était capable de donner ce chef-d’œuvre. Le succès fut tel, qu’il souleva contre Corneille presque tous les auteurs dramatiques, depuis l’obscur Claveret jusqu’aux illustres Mairet et Scudéry : Rotrou s’abstint. La querelle du Cid ne nous montre que l’exaspération de rivaux jaloux et impuissants. Aucun principe, aucune doctrine d’art n’est en jeu ; et c’est pourquoi nous pouvons ne pas nous arrêter aux pamphlets de Mairet, accusant Corneille de plagiat, aux Observations de Scudéry se faisant fort de démontrer : 1° que le sujet du Cid ne valait rien ; 2° qu’il choquait les règles ; 3° qu’il manquait de jugement en sa conduite ; 4° que les vers en étaient méchants — et qualifiant Chimène d’impudique et de parricide. Le pis fut pour Corneille, que parmi les jaloux se rencontra le cardinal de Richelieu qui occupait ses loisirs à concevoir de méchantes pièces, et avait toutes les passions mesquines d’un raté. Il obligea l’Académie à juger et Corneille à laisser juger le Cid. L’Académie eut du mal à contenter le cardinal, qui rejeta les deux premières rédactions qu’on lui proposa. Enfin Chapelain fit agréer la sienne, où il avait tâché d’équilibrer de son mieux le mal que le cardinal l’obligeait à dire de la pièce, et le bien qu’il en pensait lui-même. Les Sentiments de l’Académie parurent en 1638 : c’est une œuvre de critique étroite, chicanière, sans vues générales ni élévation d’esprit.

Quand ce bruit fut apaisé, il ne resta plus guère que Scudéry pour s’imaginer que d’autres pièces pouvaient se comparer au Cid. Le public persista à croire que le Cid était une pièce unique, et il avait raison. Outre son agrément infini, que Balzac signalait si bien, outre le pathétique des situations et la beauté des vers, le Cid eut le mérite de fixer la notion de la tragédie classique ; et c’est par là qu’il est une date considérable dans l’histoire de l’art. C’est une de ces œuvres fécondes et impérieuses qui engagent l’avenir. Depuis Hardy, ou, si l’on veut même, depuis les premiers traducteurs de Sophocle et d’Euripide, la forme tragique s’organisait : le Cid décida seul de ce qu’on mettrait dans cette forme. Et, par là, seul il fonda le théâtre français.

Comme tous ceux de sa génération faisaient volontiers, Corneille avait pris un drame espagnol, joué à Valence en 1618, las Mocedades del Cid [1] de Guillen de Castro, mais à l’étoffe étrangère il avait donné sa façon. Il avait taillé librement dans cette chronique touffue, pittoresque, morcelée. De cette biographie dramatique, il avait extrait un épisode principal, le mariage de Rodrigue, qui

  1. À consulter : Mérimée, éd. de las Mocedades del Cid, Toulouse, 1890. Sur la légende du Cid, Milà y Fontanals, de la Poesia heroico popular Castellana, Barcelona, 1874, p. 219-301. — E. Maritnenche, La Comedia espagnole en France, 1900.